Ceux qui vivent en Amérique n’ont, à la limite, pas besoin de l’imaginer, même si l’environnement familier a lui aussi son imaginaire. Ceux qui ont séjourné dans l’Amérique profonde ont gardé dans l’âme ses déserts, ses canyons, ses montagnes verdoyantes, ses lacs, ses torrents et ses forêts millénaires. Nous avons tous en nous des images de ces contrées, qui s’éveillent quand nous écoutons
Johnny Cash ou
Bruce Springsteen. Les mêmes images reviendront à l’écoute d’ « Another
Man’s World », album de rock animé par la mélancolie héritée de la country, témoignage intime d’un groupe pourtant tout ce qu’il y a de plus anglais, les Immaculate Fools. Depuis «
Dumb Poet », ils sont sortis des années 1980, chronologiquement, culturellement et musicalement. Kevin Weatherill y chante d’une voix plus grave, avec un accent insulaire plus effacé. Le regard orienté vers l’ouest lointain, « Another
Man’s World » et « Sad » resteront gravés, parmi leurs plus belles chansons, comme deux des hommages européens les plus réussis à l’inspiration outre-Atlantique : le premier par le continuum harmonieux entre la douceur de la guitare acoustique et la guitare électrique de plus en plus intense, au plus près de l’émotion ; le deuxième par son violon atemporel qui, dans sa communion avec les autres instruments, nous fait voyager au-delà des frontières, des époques et des souvenirs. Quant à la simplicité des refrains, elle résonne comme un cri du cœur authentique : « Just another day in
Another Man's World, not mine », « So sad, the things we never had, so sad ». « The
Prince » reste dans la même lignée, tant musicalement qu’au niveau des thèmes évoqués, les occasions perdues et la femme à qui l’on finit par souhaiter mieux que nous-mêmes : « Save a
Prince for her, save a tear for me, and let her
Prince be everything that I could never be ». Bien que plus rock, « This Is Not Love » assure lui aussi cette continuité, où le violon et la guitare électrique marchent ensemble dans la même direction. On se souvient que, dans le disque précédent, il y avait également une homogénéité propre aux quatre premiers titres, abstraction faite de la différence de style entre «
Dumb Poet » et « Another
Man’s World ». Cette constance, ici, va au-delà. On se demandait si le clavier, plus en retrait qu’en 1987, émergerait de nouveau. Et « Bad Seed » répond par l’affirmative, mais avec une sérénité qui maintient l’atmosphère intacte. Puis l’énergique « Falling Apart Together » donne au violon l’occasion de revenir sur le devant de la scène. Pendant que « Come On Jayne », inversant les rôles de « The
Prince », adresse un message de réconfort à la femme blessée par une déception sentimentale, « Got Me by the Heart » complète ce message par une déclaration : « My head hurts, all I want is you ». « Another
Man’s World » apparaît alors comme l’histoire d’une reconquête, dont la part de doute tient au flou mémoriel. Le rock blues de « Stop
Now » tient la distance, apportant à l’album un supplément de nervosité au bon moment, et va même jusqu’au hard rock tout en gardant le violon à ses côtés. Plus proche du folklore irlandais des Pogues, « Fighting Again », à la fois triste et souriant, nous rappelle, histoire de conclure sur un clin d’œil, que les racines de la country sont européennes : la boucle est bouclée. Avec « Another
Man’s World », qui aurait mérité le même succès qu’ « Out of Time » de
REM, les Immaculate Fools se hissent au même niveau d’accomplissement musical que U2,
Dire Straits et
Texas dans leurs meilleurs moments.
D. H. T.
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