La pochette originale de «
Blow », on le sait, a été censurée pour être remplacée par une image pour le moins suspecte de deux chevaux, mais passons. Que représentait la pochette originale ? Une décapitation. Ce remplacement paraît donc doublement dommage de prime abord, car une telle agressivité correspondait bien à la violence musicale et culturelle incarnée par le rock depuis ses origines. Censurer, remplacer, dans ces conditions, équivaut à édulcorer. Nous vivons dans un monde réaliste, où les affaires ont leur légitimité. La problématique n’est pas de remettre fondamentalement en cause la nécessité de l’industrie, de la rentabilité, dont on sait que le rock est partie intégrante depuis toujours. La problématique porte sur la fonction et la finalité même du rock, qui n’est pas fondamentalement de plaire ni d’adoucir son propos : bien que faisant partie d’un système marchand, c’est à travers son caractère propre que le rock doit s’affirmer au sein de ce système.
Et lorsque vient le moment de vendre (disques, concerts, merchandising), c’est au marketing de faire en sorte que la promotion du produit final corresponde bien à l’état d’esprit du rock. Bien vendre n’est pas trahir le produit. Bien vendre, c’est réussir cet équilibre difficile qui consiste à être le plus rentable possible tout en respectant les caractéristiques intrinsèques du produit. La difficulté s’avère d’autant plus grande que l’on sait, au moins depuis les réflexions de Hannah Arendt sur la crise de la culture, que l’acte de consommation pourrit tout ce qu’il touche. Cette pourriture pouvant commencer dès la mise en œuvre du processus créatif ou pseudo-créatif, on comprend mieux la complexité de la définition des termes de fonction, de finalité, de caractère propre, de caractéristiques intrinsèques, d’état d’esprit, à plus forte raison quand cette terminologie dépend en partie de l’intérêt que les musiciens portent à leur propre travail indépendamment de toute autre considération.
Au risque de revenir ainsi au niveau le plus générique du débat sur l’art, dont les fondamentaux attirent notre attention sur la fascination vouée à l’objet de la création en tant que tel, même si son utilité par ailleurs n’est pas évidente si tant est qu’il en ait une, on peut simplement se poser la question : le rock doit-il se concentrer sur son identité musicale ou bien servir de panneau publicitaire à du pop-corn, des bonbons ou des barres chocolatées ?
Avec
Ghinzu, on est en Belgique, ce qui ne change d’ailleurs pas grand-chose dans une économie globalisée. Mais poser la question aux États-Unis, c’est évidemment prendre en compte l’interruption des programmes toutes les dix minutes pour le besoin de la diffusion de spots publicitaires, y compris lors des rencontres sportives en direct et en live (baseball, football américain), où les items du rock (quand c’est le statut auquel ils se voient réduits) font partie du décor au même titre que les accessoires agités par les pom-pom girls, sans oublier la junk food qui circule allègrement entre les tribunes. Difficile d’y voir clair dans ces conditions, cependant il semble qu’il fut un temps où le rock, agressif, contre-culturel, individualiste, libre de ses décisions, symbole d’un esprit critique aussi intelligent que déjanté au sein même du monde de la consommation de masse, apportait une sorte d’équilibre face à une résignation contagieuse.
Les uns après les autres, les genres musicaux populaires occidentaux, y compris le rock, se sont fait récupérer par la croyance qui envisage la part de vénalité de la culture comme le corollaire d’une adhésion à un consensus où l’intériorité n’a plus sa place, devant l’effacement des limites entre aspirations, intentions, objets, moyens et supports. Avec la complicité de la régression qualitative correspondant à la transition du vinyle et du CD vers le MP3, ainsi que du téléchargement illégal, hélas largement toléré mais que des musiciens comme les Who ont eu le courage de dénoncer envers et contre la bêtise de l’acharnement collectif, les projets d’albums se sont effondrés au profit du single, du remplissage et d’une exigence de plus en plus ténue. Résultat, quand on aime le rock pour les qualités énoncées plus haut, il vaut mieux se tourner vers le passé si l’on veut retrouver une adéquation, fût-elle partielle, entre les objectifs des artistes et ceux de l’industrie car, à terme, l’histoire montre que ces objectifs accusent une profonde incompatibilité.
Et, quand on veut gagner sa vie en trahissant le moins possible la part d’évasion, de complémentarité, d’imaginaire que l’on attribue au rock, à la musique et à l’art en général, il faut vendre des maisons, des appartements, des immeubles, des matériaux, de l’énergie, des armes, car ces domaines se prêtent mieux, par nature, à la technicité dédiée aux enjeux financiers de la civilisation. Les métiers créatifs (sauf peut-être l’artisanat appliqué ou le pur divertissement, conscients de leurs limites), eux, se vouent de plus en plus à une forme d’aliénation, d’esclavage, car déchirés par une contradiction interne que l’évolution du monde rend de plus en plus insoluble. Autrement dit, quitte à être dans le business, autant l’être complètement, et garder les loisirs créatifs à la marge du temps libre.
Le statut d’artiste professionnel intègre, lui, devient de plus en plus improbable en 2017, ce qui s’applique bien sûr au rock, dans une moindre mesure à la musique classique, au jazz voire au metal (et encore faut-il déterminer combien de temps, à partir de ce point, va durer la résistance salutaire de ces niches), d’une improbabilité qui, du reste, existait déjà en 2004 à l’écoute d’un album comme «
Blow », que l’on peut situer à la limite de la daube, au point où, finalement, peu importe que la pochette originale ait été censurée, puisque le contenu lui-même ne casse rien. L’image d’une tête tranchée, à la limite, aurait fait office de publicité mensongère, de tromperie sur la marchandise.
Au stade du précédent «
Electronic Jacuzzi », qui demeure un bon album, il y avait deux défauts majeurs : un pathos des plus poussifs, et une fausse agressivité car en demi-teinte. Si les membres de
Ghinzu avaient eu un tant soit peu de recul critique sur leur production et de lucidité sur eux-mêmes, ils se seraient fixé comme priorité de corriger ces deux défauts. Comme c’était prévisible, ils n’en ont strictement rien fait. Au contraire, ils ont aggravé leur cas sur les deux tableaux.
Pourtant, «
Blow » prenait bien le temps de s’installer, fort de son introduction à la fois tranquille et atmosphérique, puis de ses nappes survolant la basse, de son chant serein au début, de sa guitare saturée franchement bruyante à partir de la quatrième minute. C’était sans compter les miaulements qui prendraient le relais, auxquels les sursauts vaguement hardcore ne changeraient rien. Par la suite, le morceau n’évolue pas tellement, sinon via une guitare qui s’adoucit vers la mélodie. Neuf minutes ne se justifiaient pas en l’occurrence. « Do You Read Me ? », bien que plus bref, est l’exemple typique d’une volonté de mettre de l’émotion partout, même dans ce qui n’a rien d’émouvant. «
Jet Sex » et « Sweet Love » ne se sont pas défaits de tous les attributs du slow sirupeux, mièvre et par trop prévisible. « Cockpit Inferno » aurait pu réussir sa tentative de concilier musique électronique et allusion au metal extrême, mais le résultat a davantage le goût d’une recette alimentaire dont les ingrédients ont tellement été mixés que l’on frise l’indigestion. « ‘Til You Faint » pourrait sonner punk, si les cris suraigus et les vociférations répétitives ne se cramponnaient pas au degré zéro de l’argumentation, à savoir que le ridicule ne tue pas.
« The Dragster-Wave » se complaît dans la pop faiblarde en dépit de boucles mélodieuses qui auraient mérité un travail d’orchestration plus poussé, comme le montre le piano à partir de la troisième minute, un des passages les plus intéressants de l’album (toutefois le renfort des guitares par la suite ne parvient pas vraiment à mettre le feu, toujours à cause de cette manière surjouée d’aborder les intensités instrumentales et vocales). « High Voltage
Queen (The Reign Of) », assez anecdotique, hésite entre l’importance accordée au rythme et celle accordée à la mélodie, hésitation marquée par une distorsion plutôt timide dans l’ensemble, un peu comme si, d’une chanson à l’autre, il y avait un problème de dosage : soit trop, soit pas assez. L’instrumental « 21st Century Crooners » sous-exploite les harmonies classiques, offrant une banale rencontre entre rock bruyant et musique d’ascenseur. « Mine » soupire sur fond de bricolage sonore tantôt niais, tantôt criard, peinant à renouer avec ce qui pourrait ressembler à du rock and roll. « Horse » se souvient, comme une pâle imitation, de l’alternance entre douceur et hurlements chez
Pink Floyd (ici, on a droit à des hennissements). « Sea Side Friends » dissimule mal la banalité de sa mélancolie en faisant appel au renfort d’une voix monstrueuse qui s’est perdue, comme tant d’autres choses se perdent aussi.
D. H. T.
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