On se souvient de 1991 comme d’une année musicale riche en événements. Parmi de nombreuses autres tentatives réussies pour sortir des sentiers battus, on peut en retenir trois qui ont marqué l’ambiance rock de cette époque d’une empreinte indélébile, toutes différentes, complémentaires et similaires par certains aspects : « Loveless » de
My Bloody Valentine, sans doute la plus jouissive des trois, une expérimentation aussi audacieuse que naturelle dans son écart extrême entre les sources d’inspiration ; « Out Of Time » de
REM, célébrant leur rencontre avec le grand public en faisant preuve d’une fraîcheur et d’une évidence qui, malgré les critiques fondées et quoi que l’on en dise, a su exploiter au mieux la facilité pour imposer onze titres capables de se démarquer les uns des autres, ainsi que du reste de la discographie du groupe, tout en préservant l’identité de ce dernier ; entre ces deux albums, «
Screamadelica » de
Primal Scream. Un de leurs principaux points communs malgré les univers qui les séparent ? L’harmonie festive entre voix masculines et voix féminines. Pourquoi situer «
Screamadelica » entre les deux autres ? En raison d’un état d’esprit. Alors que
My Bloody Valentine va au bout de sa liberté artistique,
REM s’adonne joyeusement à la pop la plus accessible. Les
Primal Scream, eux, sont à la fois très artistes et très pop, sans la violence géniale des premiers ni la pédagogie prévisible des seconds. Les sonorités riches en couleurs de leur rock très cool, humoristique même sans le vouloir, décrivent une convergence : timbres acoustiques, électriques et électroniques, alliance entre folk, rhythm and blues et house comme autant de personnages de contes pour enfants qui dansent ensemble dans une même ronde. Comprendre la pop, mieux : aimer la pop, c’est d’abord admettre qu’elle n’est pas un genre musical à part entière, car elle n’a pas d’identité rythmique autre que celle de son rythme d’accueil, variant selon les périodes, les groupes et les productions. La pop, c’est une manière. Une manière de se vouer entièrement à la mélodie sous sa forme la plus commune, et d’assumer cette communauté, qui atteint par le bas une certaine universalité, en traversant les identités diverses (variétés). La pop se réalise aussi bien ailleurs que dans le rock.
« Movin’ On Up » se voue à la mélodie d’une manière exemplaire : quand on n’attend pas le refrain dans une chanson, parce que le reste est tout aussi bon (= adéquation entre la mélodie et les paroles), voilà une manière de définir la réussite dans la pop, et c’est le cas de « Movin’ On Up » : les « I was blind, now I can see » et autres « My light shines on » s’impriment autant dans les mémoires que les « I’m movin’ on up now ». Un deuxième atout réside dans une richesse instrumentale qui contribue à expliquer pourquoi on a envie de passer le morceau en boucle : puisque la mélodie est reine dans son plus simple appareil, il faut la mettre en valeur tout en respectant cette simplicité, avec une voix obsédante d’un côté, et des arrangements subtils qui tournent autour d’elle pour lui faire la cour de l’autre côté. On peut ainsi multiplier les instruments en respectant ce simple principe, et réécouter « Movin’ On Up » en se focalisant à chaque fois sur un timbre différent : guitare sèche, percussions, basse, guitare électrique, piano, chœurs dignes d’un gospel. En suivant leur regard, comme tous les chemins mènent à Rome, c’est toujours à la chanson souveraine que l’on revient, plutôt rock et masculine au début, plutôt soul et féminine à la fin. La soirée ne faisait que commencer, mais avec « Slip Inside the House », on est déjà dans le feu de la nuit, jeune à l’époque, les yeux embués, nageant dans la foule sous un nuage de nicotine ; les voix déformées, fatiguées, les sons fluctuants, vraiment psychédéliques pour le coup, la basse omniprésente, rituelle autant que les pintes de bière qui circulent, tout cela restitue fidèlement la bande-son du moment non pas telle qu’elle a été gravée sur le support d’écoute, mais telle qu’elle est perçue par les auditeurs passant du bar-concert à la boîte de nuit, et vice versa. « Don’t Fight It, Feel It », c’est la piste de danse, sauvage ou non, avec ses murmures, ses ricanements, ses « Dance to the music all night long » et tout son attirail technologique qui se déploie progressivement. « Higher Than the Sun », vaguement mystique à l’heure où plus personne ne sait quelle heure il est, offre un instant de détente, le narguilé sur le divan, le rythme au ralenti, décomposé, intensément cuivré au plus fort de la crise, comme prolongé par une longue conclusion instrumentale ("Inner Flight"), pendant que tout le monde dort sauf les machines. On pourrait multiplier les descriptions à loisir. La deuxième partie de l’album, de « Come Together » à « Shine Like Stars », nous réveille puis nous fait rêver aussi bien que la première. Pas sûr que les jeunes s’amusent autant 25 ans ou 30 ans plus tard. Les décideurs, entre temps, ont trop pris d’importance par rapport aux créatifs. Même quand on travaille dans le marketing, il faut reconnaître que la musique doit être laissée aux musiciens, parce que c’est leur domaine (« We want to be free to do what we want to do », entend-on dans « Loaded »). D’ailleurs, même s’il y a eu aussi des entreprises ruineuses car en décalage avec les goûts du public, dans l’ensemble les meilleures ventes de disques de l’histoire ont quand même eu lieu à une époque où le cœur de décision était encore créatif avant tout, voire fainéant sur les bords. À tous les niveaux, on pouvait être fier d’aimer la variété. Et, à sa sortie, «
Screamadelica », sans pour autant exploser le marché, figurait déjà, discrètement, parmi les lettres de noblesse de la pop. Un classique.
D. H. T.
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