Après le succès d'estime de
Greetings from Asbury Park, N.J. paru au début de l'année 1973, Springsteen est soumis à une pression hallucinante; alors que lui et sa troupe arpentent bars et clubs pour bâtir leur renommée commune, Columbia exige conformément au contrat, sinon abusif à tout le moins léonin, la livraison d'un deuxième effort avant la fin de l'année. Retour donc à New York au studio 614 de Blauvelt où de nombreuses compositions ont déjà été captées précédemment puis écartées car trop introspectives. Bruce veut aller plus loin et emmener ses gars avec lui: selon ses termes, Greetings relevait de l'"enregistrement acoustique avec une section rythmique". Ce que le groupe doit maintenant ramener en studio est l'énergie bouillonnante qui le caractérise en live.
Voila donc notre E Street Band réuni à nouveau avec pour ambition de pondre du Rock N' Roll, efficace et direct. Mais l'expérience fait encore défaut au jeune auteur qui devra démêler ses principales influences du moment pour aboutir à un objet finalement plus étrange encore que le disque précédent. The Wild, the Innocent & the E Street Shuffle foisonne de références à la musique noire américaine des Sixties, de Verve à Motown, de la Soul au Funk en passant par le Jazz. A ce stade, la formation se prête bien à une orientation Jazz Rock, de fait le batteur Ernest "Boom" Carter est particulièrement à l'aise dans les registres Jazz et Rythm & Blues.
Dès la première seconde, on est un peu décontenancé par le foisonnement musical mis en place et ce débit verbal quasi ininterrompu. L' introduction est axée sur la musique de fanfare, pas une fanfare fellinienne à la Nino Rota, mais davantage une fanfare de fête de la bière, dans l'esprit du Dylan de Rainy Day Woman 12 & 35. Nous voici embarqués dans le délirant E Street Shuffle dont le héros est sans conteste le bassiste Garry Tallent qui mène cette charge Funk inspirée et particulièrement adaptée aux prestations en Club. La fanfare reviendra d'ailleurs sur Wild Billy's Circus Story, sorte de complainte narrant les difficultés d'un petit cirque. On remarque ici le côté très cinématographique employé pour mettre l'action en place, qui évoque une foule de détails et d'images, de Dumbo au Freaks de Tod Browning, encore que rien n'indique que Springsteen ait alors visionné quoique ce soit sur le sujet. Kitty's Back est le titre Jazz rock par excellence et à l'évidence Clarence "Nick" Clemons, il n'est pas encore surnommé Big
Man, se régale au saxophone. Quand à
4th of July Asbury Park, Sandy condense quelques filles du coin auxquelles le chanteur s'est plus ou moins attaché: un clin d'oeil sous forme de ballade.
D'un abord plutôt traditionnel en ces années 70, l' opus se partage en deux faces assez distinctes. La face B, comprenant les trois derniers titres, est une sorte de galop d'essai relativement conceptuel avant le chef d' oeuvre Jungleland à paraître sur
Born to Run. Incident on 57th Street est en effet truffé de références à West Side Story avec ses bandes de Porto-ricains tout occupés à survivre dans ce recoin de la Grosse Pomme. Enchaînement un poil brutal sur
Rosalita, un Rock boosté au romantisme qui relate le combat de l'impétueux saltimbanque pour détourner vainement Rosie, en fait une certaine Diane Lozito (voir rubrique People, ouf y'en a pas) de son obéissance envers des parents méfiants envers le jeune musicien. New York
City Serenade clôt cette trilogie avec cette fois encore des personnages un peu déboussolés errants dans la ville. David Sancious profite de cette dernière occasion pour prouver ses remarquables talents de pianiste.
Le temps n'est pas encore venu pour
Bruce Springsteen de crier "Eureka, j'ai trouvé". Ce second effort s'avère au final moins accessible que le précédent, en partie à cause de l'unité qui s'en dégage. Les ventes modestes, environ 25000 exemplaires lors de sa sortie, maintiennent la carrière de l'artiste en sursis. Si The Wild fournit moins de classiques que Greetings, il est manifestement plus dynamique et professionnel que le premier album. Le pari qui consistait a transmettre sur le vinyle un peu de la folie des concerts est réussi et il ne manque plus grand chose au E Street Band pour emporter le jackpot...
Bien sympa le texte, j'ai appris beaucoup de choses sur les débuts du Boss. Et surtout j'ai appris ce que signifie "léonin" :-) Merci.
Chronique riche de connaissances pour cet album méconnu et si sous-estimé malgré son immense richesse musical
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