Heureusement que la route du groupe et celle de la chanteuse
Nico se croisèrent pour le premier opus, car leur complémentarité fonctionnait parfaitement, et heureusement que le Velvet Underground prit une autre direction avec leur deuxième disque, car cela fut l’occasion pour eux d’atteindre la perfection d’une manière différente, en s’engageant dans un ouvrage plus brut, plus épais, plus âpre et plus sombre. Cette évolution discographique présente l’intérêt de montrer que si la perfection existe au singulier, elle a aussi un pluriel et de multiples visages.
Elle souligne également à quel point, en fait de musique à la fois populaire et expérimentale (ce qui pouvait surprendre, car on avait tendance à penser que l’expérimentation se situait exclusivement du côté de la musique savante, ce qui est faux), les productions du Velvet Underground, via leur relation bruyante à la prise de son ainsi que leur répétitivité primaire et rituelle, se rapprochent, hors du temps, de certains enregistrements de musique ethnique.
Pour autant, la dimension pop ne disparaît pas totalement, c’est même elle qui a l’honneur d’ouvrir l’album, puisque le titre «
White Light /
White Heat », en soi, est loin d’être le plus jusqu’au-boutiste, plutôt axé sur la mélodie, sur la mise en valeur du refrain, sur des instrumentations d’appoint, somme toute assez raisonnables, sauf à la fin. Et c’est précisément la fin de la chanson, avec ses sonorités psychédéliques rappelant les passages les plus inaudibles du précédent opus, qui donne véritablement le ton ici, permettant de se faire une idée juste de la suite des événements.
À l’autre bout de la liste des titres principaux, avant d’aborder le matériel additionnel que l’on retrouve sur l’édition du 45ème anniversaire, les vingt minutes de « Sister Ray » nécessitent des recommandations à l’attention des personnes ayant une faible tolérance au bruit. Si ces personnes, qui ne connaîtraient pas encore cet album pourtant légendaire, souhaitent se lancer quand même dans l’expérience, il vaut mieux qu’elles préparent une aspirine avant, car l’ambiance est à la fois celle d’un chantier, d’un embouteillage urbain, d’une fête de rue et d’une émeute, tout cela au même endroit.
Ce titre en particulier fait plus, au fond, que préfigurer le punk rock qui allait suivre, avec pour transitions les chansons les plus déjantées de
Patti Smith à ses débuts : c’est le germe de toute la musique extrême à venir, le point d’origine où convergent les regards des auditeurs les plus endurcis quand ils regardent vers leur passé, même plus de cinquante ans après. Quand on se souvient de Steve Albini ou des premiers albums de Napalm Death, avec le recul on se dit que, en définitive, ils ont tous gardé une empreinte de «
White Light /
White Heat ». C’est, au même titre que la fulgurance de
Jimi Hendrix, l’un des moments-clés permettant de retrouver, après coup, ce qui unit encore le rock et le metal dans leurs soubassements, en dépit des directions divergentes prises par les différentes scènes au fil des décennies.
Il n’est pas étonnant que
Lou Reed, par la suite, ait commis un album de hard rock (« Rock ‘n’ Roll Animal »), sans parler de ce pur acte de provocation que fut « Metal Machine Music ». Sur le plan culturel, cette approche de la musique, qui tend vers une forme de cacophonie maîtrisée, témoigne d’une évolution décisive dans le rapport du public à la représentation de la violence, en rupture avec l’optimisme lisse du lendemain de la seconde guerre mondiale, que les tenants d’une industrie du disque en ruine essaient lamentablement de réhabiliter (il faudrait leur expliquer, ainsi qu’aux autres décideurs vieillissants du monde et à leurs suiveurs, que 2017 n’a plus rien à voir avec 1946, car les gens étaient déjà blasés à la fin des années 1960). Parce que lourde de sens d’un point de
Vue civilisationnel, la postérité ne s’arrête pas aux ultimes retranchements, tout le rock en est imprégné : des Professionals à
Mark Lanegan en passant par
Joy Division, Marquis de Sade et Noir Désir, c’est par dizaines que les groupes ont rendu hommage à cet opus.
Entre «
White Light /
White Heat » et « Sister Ray », la pesanteur instrumentale de «
The Gift » fait honneur aux larsens autant qu’elle s’attarde avec bonheur sur le développement de sa mélodie tourmentée ; « Lady Godiva’s
Operation » s’autorise des interruptions dont l’originalité passe par un dialogue bricolé, surréaliste, entre l’interprétation et la production : parfois on a l’impression que les musiciens se situent entre l’instant de l’enregistrement et la tentation de regarder ce qui se passe à côté, incorporant l’inattention et le détachement dans le déroulement créatif de la session ; « Here She Comes
Now », plus léger, s’il ne présente rien de particulièrement transgressif de prime abord, rejoint les remarques supra concernant le tribalisme du rock re
Vu et corrigé par le Velvet Underground ; « I Heard Her Call My Name », d’emblée plus métallique et plus agressif, annonce « Sister Ray » d’une manière cohérente par sa violence même.
Du côté des titres supplémentaires, on a droit à une autre version d’ « I Heard Her Call My Name », dotée d’une section rythmique moins puissante et, en même temps, d’une guitare qui va d’autant plus loin dans la distorsion ; l’instrumental « Guess I’m Falling in Love » fournit un exemple de ce que le groupe peut réaliser, à ce stade, en termes de rock relativement classique, où la guitare demeure cependant incisive ; « Temptation Inside Your Heart » choisit, par contraste, un son plus clair afin de rendre les différents timbres plus faciles à distinguer, voix et percussions comprises ; « Stephanie Says » renoue avec la gentillesse des boîtes à musique de «
Sunday Morning » ; « Hey Mr. Rain » conjugue tempo rapide, violon et dissonance dans ses deux versions, la première étant plus attentive aux sonorités intenses et la deuxième à l’invocation précédant la transe méditative ; « Beginning to See the Light » fait office de conclusion sur un ton plus posé, plus tranquille. Quant au live à New York d’avril 1967, qui comprend une version vocale de « Guess I’m Falling in Love », il sert en quelque sorte de trait d’union entre les deux albums, en ce qu’il montre les points communs qui existent entre certaines chansons d’une année à l’autre, malgré le virage opéré à l’échelle du travail en studio.
D. H. T.
Vous devez être membre pour pouvoir ajouter un commentaire