La démarche musicale de
Kate Bush est intrigante. Elle fait partie de ces artistes qui ont permis à la pop de se dépasser, d’atteindre des sommets, et tous ses albums sont, au minimum, de bons albums. Bien sûr, certains de ses disques sont meilleurs que d’autres, mais rares sont les musiciens qui ont pu prétendre exploiter pleinement leur talent de manière constante et dans la durée. Les baisses de performance, du reste, sont parfois intéressantes, car elles révèlent d’autres aspects de leur personnalité créative.
Ce qui intrigue chez
Kate Bush, c’est une évolution qui va au-delà de la maîtrise consciente de la composition et de l’interprétation, à un degré proche du dédoublement. En même temps, du fait d’une haute exigence, on sent qu’elle essaie toujours de faire le point entre deux périodes, de prendre de la distance et d’essayer d’autres directions tout en restant fidèle à elle-même. Mieux encore, quand on envisage, dans le long terme, d’aborder une écoute active et critique de la musique classique après s’être exercé auprès des genres musicaux populaires, dont le rock dans ses variantes pop, c’est de
Kate Bush, parmi quelques autres, dont il faut se souvenir en priorité.
Car la transversalité existe chez elle au plus haut niveau, non tant sur le plan de l’envergure orchestrale que du point de vue de la réflexion sur le format, dans un regard porté au-delà des frontières des choix, les plus évidents, propres au terrain d’ancrage.
Kate Bush n’a jamais composé de musique classique, de jazz, de metal, mais sa pop, tout en conservant ses aspects simplement mélodieux, est souvent imprégnée d’allusions savantes, de swing dissonant ou d’électrique nervosité.
Avec «
Aerial », c’est le pôle classique qui semble l’intéresser. Elle a également mûri depuis «
The Red Shoes », et l’impression de calme, dès «
King of the Mountain », émane tout de suite de son chant plus grave et plus murmurant qu’auparavant. En même temps, on a l’occasion de retrouver ici et là sa voix aiguë si caractéristique, et cette ambivalence rend le projet d’autant plus attractif.
Toutefois, soulignons-le encore, il ne s’agit pas de musique classique à proprement parler, mais d’une tentative d’élever la pop. Cette tentative parvient-elle à un ordre de comparaison ? Oui et non, tout dépend à quels éléments de musique savante on veut la comparer.
La structure la plus générale d’ « A Sea of Honey » (la première partie de l’œuvre), en termes d’intensité sonore, de batterie plus ou moins présente, s’appuie sur deux temps forts («
King of the Mountain », « Pi »), deux temps faibles (« Bertie », « Mrs. Bartolozzi »), deux temps forts (« How To Be Invisible », « Joanni »), un temps faible (« A Coral Room »). Dans chaque série de temps forts, le premier est toujours plus intense que le deuxième. Dans la série de temps faibles, la différenciation se traduit par le choix judicieux des instruments : viole et guitare de la
Renaissance d’une part, piano d’autre part. C’est l’ancienneté du timbre qui favorise l’effort de
Kate Bush de se hisser à la hauteur de son pendant académique, tout comme l’attention portée au développement du propos musical, de préférence à l’attrait récurrent d’un refrain.
Quant à la longue envolée d’ « An Endless Sky of Honey » (la deuxième partie de l’œuvre), d’une écoute toujours aussi suave, aussi agréable, aussi onirique, sa gradualité, qui part du piano pour aller vers le
London Metropolitan Orchestra dirigé par Michael Kamen, avoisine la logique du rock progressif, généralement le biais le plus utilisé, au cours du vingtième siècle tardif, quand on veut évoluer depuis la chanson vers l’horizon du classicisme ou de ce qui y ressemble en termes d’ambition musicale.
Du coup, si cela ne suffit pas à faire de
Kate Bush une musicienne savante, son intention partagée entre l’hommage et la rivalité invite en quelque sorte l’auditeur à évaluer «
Aerial », non plus en fonction de la pop en général, mais en fonction de la musique classique. Et, selon les critères savants les moins sectaires, les plus ouverts à la diversité d’inspiration, son opus, aussi honorable soit-il, ne saurait prétendre à la fourchette haute de la tradition. Il n’égale pas davantage une composition de Steve Reich. «
Aerial » est donc un très bon album, ni plus ni moins.
Cela prouve que le monument ne fait pas le chef d’œuvre. Il est possible de produire beaucoup mieux avec moins de technique et des écritures plus brèves. La volonté de se mesurer à une réputation plus ancienne et plus institutionnalisée ne l’emportera pas forcément sur un usage inhérent à la pop, focalisé sur le plaisir mélodique et sur l’émotion en toute simplicité.
D. H. T.
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