J’avais imaginé qu’à son contact une vague d’émotion me submergerait; que toutes ces images, lourdes de symboles, de rêves et de joie, visionnées en boucle pendant mon adolescence, défileraient dans ma tête; que sa voix, peut-être une présence, ou au moins la ligne de basse de «
Dancing in the Moonlight» illuminerait secrètement mon esprit. Mais il n’en fut rien.
Derrière Grafton, dans cette rue un peu paumée du centre de Dublin, mes yeux se sont posés sur elle. Tout comme le personnage, elle imposait de loin son élégance majestueuse, et tout comme lui, la première impression qu’elle me fit est qu’elle n’était pas à sa place, complètement décalée devant cette devanture de pub portant le nom paradoxal de «Bruxelles». Ce n’était qu’une statue, même si c’était celle de Phil ; et je me suis finalement juste senti un peu con de faire le touriste et de prendre la pose au côté de la représentation de celui qui est toujours pour moi et beaucoup d’autres un de mes compagnons constant et éternel, un soulmate qui ne me quitte jamais complètement et dont le génie se manifeste notamment sur ce huitième opus répondant au patronyme glacial, menaçant et parfait de «
Bad Reputation».
L’histoire de ce disque commence le 26 Novembre 1976 à Londres, au mythique Speakeasy Club, lorsque le jeune chien fou Brian Robertson, tout juste vingt piges, décide de venir en aide à son pote et compatriote
Frankie Miller (le second chanteur donnant la réplique à Phil sur «Still In
Love With You» sur «Nightlife», c’est lui, et Robbo jouera également sur son excellent album «Dancing In The Rain» de 1986 avec Simon Kirke à la batterie, avis aux amateurs). Miller est pour l’heure aux prises avec le guitariste du groupe de Reggae Gonzalez qui vient de finir son set, et le type, dénommé Gordon Hunte, est armé d’une bouteille cassée. Robbo se lève, lui pète la jambe, broie au passage la clavicule d’un autre type, mais se blesse profondément la main dans la manœuvre en venant s’empaler sur le tesson destiné à Frankie. Les nerfs sont touchés, il faut opérer…
Les dates américaines de Décembre sont annulées. Phil n’en décolère pas. Les tensions existant déjà entre les deux hommes arrivent à un point de non-retour. Lynott décroche alors le téléphone pour appeler à l’aide l’ami de longue date
Gary Moore, et
Thin Lizzy peut finalement rejoindre
Queen comme prévu le 13 Janvier 1977 à Milwaukee pour dix semaines du «Day At The Races Tour». Putain, que j’aurai voulu voir ça…
Robertson n’est pas officiellement viré, mais Phil et Robbo ne communiquant plus, les choses restent dans le flou. L’écossais commence de son côté à jouer avec Jimmy Bain dans les prémices du combo qui deviendra Wild Horses l’année suivante. La tournée américaine
Queen /
Thin Lizzy terminée, Phil offre la place vacante à Gary, qui refuse. Une rumeur voudrait que le poste ait également été proposé à
Brian May, ce qui me paraît difficile à croire au vu de la popularité de
Queen et du jeu si particulier de Brian qui occupe l’espace sonore sans l’aide de personne… Il y a en tous cas un disque à enregistrer, un studio de réservé à Toronto (pour échapper aux impôts britanniques), et seulement un guitariste dans un groupe célèbre pour ses harmonies à la tierce. Phil met la pression à Scott. A lui de faire le boulot pour deux, on recrutera plus tard. Le trio s’envole pour le Canada en Mai 1977, et les sessions commencent en Juin, au Sounds Interchange Studio.
Malgré ce contexte d’incertitude quant au line-up, le gang de Lynott, affuté par les tournées intensives, est au taquet, bien décidé à frapper très fort. Tony Visconti, le producteur de Bowie, leur amène un son solide qui valorise parfaitement chaque instrument. Si la grosse caisse sonne vraiment ‘70s, peut-être trop pour certains aujourd’hui (pas moi), Visconti a en tous cas incontestablement réussi un coup de maître avec le son et le mixage de la basse, lumière-phare dans la nuit de chacune de ces chansons.
L’album, dans la lignée des grands Lizzy, se déguste à la gourmande, variant les plaisirs en alternant concentrés Hard Rock («
Bad Reputation», «Opium Trail», «Killer Without A Cause»), sucreries irrésistibles gorgées de mélodies imparables (Soldier Of Fortune, Southbound), friandises douces-amères plus intimes et donc écartées des setlists live (Downtown Sundown, Dear Lord), ou ovnis inclassables à l’image de «That Woman's Gonna Break Your
Heart» ou de ce «
Dancing in the Moonlight (It's Caught Me in Its Spotlight)» insouciant et empreint de liberté, un morceau unique et salvateur dont les notes me ramènent invariablement à des souvenirs d’Enfance et à ces moments où tout semblait possible, un lieu à part et hors du temps où le ciel est toujours bleu et les cartes pas encore distribuées; une invitation au rêve et à la nostalgie engendrant une torpeur apaisante dont on ne sort que pour mieux apprécier les soli divins du maître guitariste californien et de son beau-frère John Helliwell, saxophoniste de
Supertramp, invité par Scott à venir faire des merveilles.
Du coup de gong ouvrant son pamphlet antimilitariste au dernier verset de sa prière désespérée, Phil, égal à lui-même, distille à l’irlandaise son phrasé pur Malt, grave, violent et doux à la fois, tout en drivant les morceaux de son jeu de basse incroyablement mélodique et énergique caractérisé par une attaque main droite inimitable. Prophétique et toujours si poétique, Lynott enthousiasme, émeut et émerveille, touche nos cordes sensibles, rentre dans la légende du Rock.
Brian Downey, batteur visionnaire qui, à l’instar de Ian Paice, balançait déjà des rythmiques double grosse caisse en 1974, cinq ans avant Philthy Taylor et huit ans avant Stefan Kaufmann, joue comme toujours avec groove et subtilité, mais sans faire d’esbroufe, restant à priori en retrait pour mieux frapper aux moments cruciaux, envoyant des breaks de haute volée notamment sur «Opium Trail» et évidemment «
Bad Reputation», cours magistral truffé d’interventions techniques que Mark Nauseef sera incapable de reproduire sur la tournée d’été 1978…
Quant à Scott, que dire… Il abat un travail titanesque, riche et hétéroclite : des riffs sans concessions aux rythmiques folk, des soli lumineux aux arrangements plus discrets en passant évidemment par les mélodies harmonisées, cet album est son chef d’œuvre personnel; et le sobre artwork de Jim Fitzpatrick lui rend finalement hommage, Robbo ayant pourtant réintégré
Thin Lizzy à la sortie du disque après avoir participé à la fin des sessions en tant qu’ «invité». L’écossais apposera sa patte sur trois titres : «Opium Trail», «Killer Without A Cause», et «That Woman’s Gonna Break Your
Heart». Gorham, en s’attribuant la paternité de la quasi totalité des parties de guitare de l’opus, s’impose à la postérité comme LE guitariste de
Thin Lizzy. Il racontera d’ailleurs avoir été stressé par la situation avant de se libérer complètement : “I was a bit nervous about it at first, then when we got half-way through, I realized I could do anything I wanted to do all the time”.
«
Bad Reputation» arrive dans les bacs le 2 Septembre 1977. Si Robbo n’a logiquement pas été réintégré sur la cover, il apparaît sur la photo arrière, shootée à New York. Son retour ne durera que le temps de la tournée, mais ces dix mois seront suffisants pour permettre à
Thin Lizzy de rentrer définitivement dans l’Histoire avec le mythique «
Live and Dangerous», immortalisant Gorham et Robertson comme l’un des premiers couples de guitaristes indissociables et complémentaires. Alors que Robbo s’enfonce dans un alcoolisme exubérant, Phil et Scott qui consommaient déjà de la cocaïne festive commencent à prendre de plus mauvaises habitudes. Les tensions reviennent et Robbo claque la porte définitivement le 6 juillet 1978, après le concert d’Ibiza.
Les pèlerinages sont vains, certainement, mais inéluctables, nécessaires. «Et moi je traînais la patte derrière eux, comme je l'ai toujours fait quand les gens m'intéressent, parce que les seuls qui m'intéressent sont les fous furieux, les furieux de la vie, les furieux du verbe, qui veulent tout à la fois, ceux qui ne bâillent jamais, qui sont incapables de dire des banalités, mais qui flambent, qui flambent, qui flambent, jalonnant la nuit comme des cierges d'église» disait magnifiquement Kerouac.
A ma fille, Lizzie.
Je vais me répéter Zaz, mais magnifique et respectueux hommage. Merci.
Vous devez être membre pour pouvoir ajouter un commentaire