17 août 1985. 70 000 mélomanes célèbrent la fin de l'été sur la pelouse de Castle Donington à l'occasion de la sixième édition des Monsters of Rock. L'affiche : Magnum, Ratt, Metallica,
Bon Jovi,
Marillion et
ZZ Top.
Six semaines plus tôt, le groupe de Steve Rothery est entré directement en tête des charts anglais avec l'ambitieux album "Childhood's End", incitant les organisateurs à programmer pour la première fois dans l'histoire du festival un groupe de Rock progressif au milieu des combos Hard Rock.
Un choix qui n'est pas du goût de la frange du public vêtue de jeans destroy ornés de cartouchières et chaussée de baskets montantes délacées.
Venus exclusivement pour se fracasser les cervicales sur le rythme effréné déjà typique de la baie de San Francisco, les jeunes thrashers, une fois le set de Metallica terminé, s'emploient à digérer la puissance alors sans égale dégagée par le gang californien : il faudra à chacun d'entre eux plusieurs litres de bière bon marché pour raconter à sa bande de potes telle anecdote sur les soli de Kirk, les baskets de Jamz ou le furieux headbanging de Cliff.
Pendant ce temps,
Bon Jovi finit son set sur le couillu "Get Ready". Turnover sur la pelouse. C'est maintenant une déferlante de jeunes avantageusement moulés dans des spandex improbables qui prend d'assaut les buvettes ou sort des sacs US les indispensables bouteilles de Jack Daniel's dont une énorme rasade est engloutie avant même que l'eye-liner dégoulinant de sueur ne soit réajusté.
La faune Hair Metal en pause syndicale, les perfectos cloutés sont de retour devant la scène principale pour accueillir
Marillion, et une pluie de canettes remplies d'urine imbibée d'alcool accompagne donc délicatement les premières notes de "Waterhole". Mais il en faut plus pour déstabiliser le charismatique
Fish, qui explique au public qu'il collectionne les bouteilles. Sa mère, dit-il en sortant de sa poche un appareil photo, vient d'ailleurs de l'appeler d'Écosse pour le mettre en garde contre les festivals de Hard Rock. Le bûcheron se met alors à mitrailler la foule sans s'arrêter de parler avec cette gouaille caractéristique que tous ceux qui ont pu rencontrer le personnage reconnaîtront, dans le but de prouver à Mummy Dick que finalement les Rockers sont de véritables gentlemen. Le public, hilare, se prête au jeu, et contre toute attente va faire, durant les deux heures suivantes, un véritable triomphe à
Marillion. Cette anecdote est à l'image de ce qui va suivre.
Oui, pendant deux ans, absolument tout va sourire à
Marillion. Touchés par le doigt capricieux du destin, les musiciens d'Aylesbury vont vivre le succès et la démence qui l'accompagne traditionnellement à vitesse grand V. Singles explosant les charts, tournées incessantes, hectolitres d'alcool, came de premier choix, groupies peu farouches et hôtels de luxe interchangeables deviennent vite le quotidien de
Marillion, une vie pour laquelle tous les apprentis musiciens seraient prêts à se damner sans hésiter une seule seconde, une vie à laquelle on s'habitue apparemment très vite, et dont l'apogée pour le groupe est peut être l'ouverture des gigantesques concerts de
Queen sur le Magic Tour ou le gig du Milton Keynes Bowl devant 60 000 fans le 28 juin 1986...
Mais la roue tourne. Et un jour d'hiver 1986, les délices interdits de la nuit consommés presque machinalement, l'horrible jour se lève, inéluctablement. Le videur fait sortir les derniers trainards et on se retrouve seul sur un trottoir au petit matin, avec une violente gueule de bois écossaise et en prime la vérité à affronter sur ses addictions et sur des relations tendues avec d'anciens potes qui sont devenus sans qu'on s'en aperçoive de simples collègues. Alors on prend la direction du studio en ruminant des pensées morbides, car comme un salarié lambda, il faut retourner au boulot, même les rockstars ayant des patrons : EMI tient évidemment à presser l'orange au maximum tant qu'elle est juteuse ... Et c'est dans cette ambiance pesante que Steve Rothery, Mark Kelly, Pete Trewavas et Ian Mosley retrouvent
Fish aux luxueux Stanbridge Farm Studios de Brighton pour continuer à travailler sur le successeur de "Childhood's End", quelques titres ayant déjà vus le jour au mois de mai dans la maison de Steve.
Les premières sessions sont éprouvantes. Les cinq musiciens boivent énormément et perdent du temps sur les jeux d'arcade.
Fish, qui vient de rencontrer sa future femme Tamara, est désagréable et râle en permanence. Il voudrait être ailleurs, avec cette fille, loin du Rock'N'Roll Circus dont il se sent dorénavant prisonnier. Les démos enregistrées lors de cette période trouble sont finalement écartées, et le groupe décide de reprendre entièrement l'écriture de ce nouvel opus. Nous sommes en janvier 1987.
Fish, toujours aussi empêtré dans ses problèmes, va alors trouver une solution. Puisqu'il est cette fois incapable de laisser sa vie de côté pour se consacrer à la Musique, sa vie doit devenir Musique. Il décide de raconter sa douleur, de se servir de son mal-être pour créer. Il s'invente un alter-ego du nom de Torch, un écrivain raté qui s'enfonce dans l'alcool par dépit, oubliant ainsi ses échecs littéraires et son mariage qui part à vau-l'eau. La créativité du groupe est stimulée. Les séances de travail sont houleuses, mais le projet avance. Les musiciens sentent qu'ils tiennent quelque chose de fort. L'écriture terminée,
Marillion décide de commencer immédiatement l'enregistrement pour ne pas laisser s'envoler le sentiment d'urgence et de fragilité qui transpire des nouveaux morceaux. C'est aux studios Advision de Londres que sera immortalisé dans la douleur "
Clutching at Straws", qui arrive finalement dans les bacs le 22 juin 1987.
"
Clutching at Straws" est donc une autobiographie. La vision sur sa vie, lucide et crue, d'un homme désabusé. Il faut détenir cette clé pour aborder de façon profonde ce disque passionnant, et si à l'époque, les excès du groupe n'étaient pas forcément connus, des indices ont été semés pour que l'auditeur puisse comprendre que Torch est bien une personnification de notre poivrot écossais préféré.
L'artwork, toujours signé Mark Wilkinson, met en scène le concept de
Fish. La photo retouchée d'un pub, le Bakers Arms, nous montre
Marillion en arrière plan, alors qu'au bar est accoudé Torch (en couleur) aux côtés de personnalités auxquelles
Fish s'identifie pour des raisons évidentes. Sont donc représentés Lenny Bruce (1925-1966), mort d'une overdose, qui fut à l'Amérique puritaine ce que fut Coluche à la France des années 70; Truman Capote (1924-1984), écrivain américain alcoolique et drogué, qui se suicida; Dylan Thomas (1914-1953), écrivain gallois alcoolique, et Robert Burns (1759-1796), poète écossais alcoolique, qui décédèrent tous deux des suites de leur penchant pour la bouteille.
Fish est en fait seul au bar, représenté par ses multiples personnalités.
Pour enfoncer le clou, la back-cover est une photo du groupe jouant au billard au Bakers Arms avec trois invités prestigieux :
James Dean (1931-1955), Jack Kerouac (écrivain américain, 1922-1969) et
John Lennon (1940-1980). Si Dean et Kerouac, tous deux alcooliques et drogués, restent dans la lignée des célébrités précédentes, Lennon, qui avait une consommation de stupéfiants plus raisonnable que ses collègues précités, et dont certains disent qu'il est mort d'une "overdose de célébrité", fait peut être référence aux dangers de la médiatisation et aux différentes conséquences du statut de Rockstar : depuis 1985, les articles people sur
Marillion ne parlent que de
Fish, considéré par la presse comme le "leader" du groupe, ce qui a le don d'énerver les quatre autres musiciens et qui fut d'ailleurs à l'origine des premières tensions dans le groupe.
Fish voulant (inconsciemment ?) s'assurer que personne ne passerait à côté de sa détresse, le booklet s'ouvre sur une magnifique citation de l'Éloge de la Folie (1509) dans laquelle Érasme de Rotterdam présente la Vie comme une vaste comédie : nous ne serions selon lui que des acteurs portant des masques, attendant que le metteur en scène [la Mort] nous fasse rentrer en coulisses. Les lyrics étant ensuite crédités à "
Fish AND Derek William Dick", on comprendra ce qu'on voudra... Dr Jekyll and Mr Hyde ? L'envie de redevenir soi-même, et d'arrêter de jouer un rôle ? De dire la Vérité ? Une référence morbide à cette première citation ? Le masque tombe, et l'on tire sa révérence... Quoi qu'il en soit, le décor est posé, et l'on rentre dans cet univers avec mille précautions, invité dans l'intimité la plus secrète de notre névrosé en thérapie publique.
Bien d'autres artistes avant
Fish ont emprunté ce chemin dangereux, sortant de leurs tripes tout ce qu'ils avaient, se mettant à nu dans un ultime effort, mettant sur une table de poker leur dernier atout disponible : la vie. Un pari très risqué. Et si cet album avait été raté ? Ou même moyen ? Fort heureusement, tout sur ce disque est inoubliable, à commencer par la production. Le travail de
Chris Kimsey est remarquable en tout point et retranscrit parfaitement l'ambiance sombre, feutrée et pure que l'on imagine pour cet opus. Kimsey, qui était déjà aux manettes sur "
Misplaced Childhood", a notamment mis en valeur la batterie de Ian Mosley, lui donnant plus de puissance qu'en 1985 et conférant à son jeu de cymbales une clarté largement méritée, ayant un impact émotionnel direct sur les chansons. Les autres instruments sont superbement mixés, la guitare de Steve et les claviers de Mark se complétant parfaitement, tant dans les passages atmosphériques que dans les envolées grandioses, soutenus par les subtiles lignes de basse de Pete, fort présent tout au long du disque.
S'étendre sur les compositions est inutile, vain. Il vous faudra écouter ce full-length pour comprendre la portée sur l'âme du solo de clavier de "Just For the Record", les larmes qui vous viennent aux yeux sur l'appel au secours "Going Under", les frissons qui vous glacent le sang quand Tessa Niles accompagne
Fish sur l'émouvant "The Last Straw", le solo épique de ce même morceau que vous connaissez à la note près, la rage qui vous envahit à l'écoute de "White Russian", et ces passages si poétiques que vous ne pouvez que reprendre en chœur, peut-être sans vraiment les comprendre quand vous écoutez le disque pour la première fois- ces "Racing the clouds home", ces "This is the sory so far", ces " Daddy Took a raincheck ", ces "Still drowning" et autres "Blame it on me", que vous vous surprenez à hurler comme un con sans y avoir réfléchi...
Ceux qui connaissent le disque m'auront compris. Les autres trouveront peut être surprenant qu'on chantonne ainsi des refrains sur un album de Progressif. La force de ce disque, qui, peut être, aura déçu quelques puristes du style, est d'avoir réussi à simplifier la Musique pour en extraire la crème : les longs passages alambiqués que l'on trouvait sur les trois opus précédents ont été sacrifiés au profit de la chanson elle-même. Certes, on reste dans le Rock progressif, mais on est plus près d'un
Styx à son heure de gloire (flagrant sur "Just For The Record"), que d'un Yes ou d'un
Genesis classique. Les amateurs de Prog plus récent pourront se référer entre autres au "Counterparts" de
Rush ou à "Images and Words" de Dream Theater, deux excellents disques, à mon humble avis, fortement influencés par ce "
Clutching at Straws".
"
Incommunicado", morceau controversé du disque, sent à plein nez, il faut l'avouer, le tube destiné aux radios commandé par EMI [il se classera d'ailleurs directement 6ème lors de sa sortie le 23 Mai], mais qu'importe, car même si l'ambiance joyeuse tranche radicalement avec la noirceur de l'album, la mélodie est si entraînante et communicative qu'elle nous offre finalement une pause rafraichissante. Il est fort probable qu'à son écoute vous soyez pris d'une inévitable envie de danser la gigue, surtout après avoir visionné en boucle le clip tourné au Marquee dans lequel
Fish et une bande de clochards avinés nous offrent une démonstration brillante des pas à effectuer, danse qui peut d'ailleurs s'avérer relativement dangereuse devant une table basse pleine de verres, je vous aurai prévenu.
Quelques mots enfin sur la dramatique "Torch Song", qui voit
Fish se faire prédire par son médecin une mort prématurée dans l'année, et surtout sur le poignant single "
Sugar Mice" dans lequel Torch s'imbibe de Whisky au bar en pensant à ses enfants et à sa famille décomposée. Si la vidéo mise en ligne sur YouTube est désormais devenu le point de rendez-vous des pères célibataires éprouvant un coup de blues soudain, la bouleversante prose de
Fish "So if you want my address, it's number one at the end of the bar, where I sit with the broken angels
Clutching at Straws and nursing our scars" n'aura pas manqué de marquer également les esprits des rockers n'ayant pas enfanté. Cette phrase, universelle dans son désespoir, ne peut qu'à mon sens toucher tous ceux qui ont eu un jour le sentiment de ne pas être à leur place, d'avoir manqué un virage de leur vie, de ne pas avoir pris la bonne décision qui paraît avec le recul pourtant si facile... Oui, parfois on s'accouderait bien avec
Fish au bar des losers, en chialant intérieurement sur sa connerie, peut être en se tourmentant inutilement, en pensant à cette fibre artistique qui était en nous et qu'on a assassiné parce qu'on a manqué de courage. Peut-être que ce morceau s'adresse en définitif à toutes les guitares qui dorment dans des flight-cases poussiéreux, à tous les brouillons raturés rangés dans des tiroirs qu'on n'ose même plus entrouvrir, à tous ces projets qui sont devenus des rêves, à tous ces espoirs enfouis définitivement sous le poids d'une vie conventionnelle, alors que peut être on avait des choses à dire, à faire, quelque chose de grand à exposer au monde et qu'on se retrouve comme la dernière des merdes à picoler pour tromper son amertume, à essayer de se faire croire que tout n'est pas si mal après tout et que peut être dans l'avenir on aura du temps. Ou pas.
Et si après "
Sugar Mice" et "The Last Straw", vous croyez encore à cette dernière piste fantôme du nom de "Happy Ending", qui n'est d'ailleurs pas numérotée dans la tracklist, vous pourrez vous vanter d'avoir foi en la Vie. A tous ceux qui n'ont pas renoncé, je tire mon chapeau.
Fish, lui, savait où il allait. Droit dans le mur. Et même s'il continuera à "porter son masque" jusqu'au 23 août 1988, date de son dernier concert avec
Marillion, à St Andrews en Écosse, sa route vers le cimetière des rockstars était déjà toute tracée. Le chanteur avouera dans une interview au Edinburgh Evening News que quitter
Marillion avait finalement été un réflexe de survie, et que le responsable de ce gâchis était à ses yeux John Arnisson, le manager du groupe, qui pour toucher ses 20% sur les recettes de concerts, organisait des tournées intensives sans day off et sans aucune prise en compte de la fatigue des musiciens.
This was the story so far...
Il n'y a que pour "Incommunicado", que tu qualifies de morceau à l'ambiance joyeuse que je ne suis pas forcément d'accord. Je ressens davantage de rage dans ce titre (derrière une mélodie il est vrai "commerciale") que de joie. Et cela cadre bien avec ce que Fish a voulu faire de ce disque. Un must have évident.
MERCI et encore Zaz.
Bon ça donne envi de découvrir ce groupe , à l'époque je sais pas pourquoi mais je prenais Marillion pour une copie de Iron Maiden , je sais pas la connerie de la jeunesse , bref tout comme Savatage je dois m'y plongé rapidement .
C'est dingue comme on peu être con quand ont est jeune hé hé .
And my advice is " if you maintain this lifestyle, you won't reach thirty", cette phrase du DR Finlay m'avait fait réfléchir.
Merci pour cette magnifique chronique
Je serai également ravi que tu puisses faire le même travail pour Misplaced Childhood"
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