Il fallait trouver un successeur digne de « Script for a Jester’s Tear » et
Marillion a relevé ce défi. Ce fut durant l’automne/hiver 1984, après plusieurs concerts épuisants que le groupe se pencha sur la composition de leur second album. Là où « Script… » traitait des conflits individuels, «
Fugazi » parle de l’ambiguïté des relations de couples avec leurs cortèges de moments inoubliables : mensonges, manipulation, trahison et violence… Mais au fait, que veut dire «
Fugazi » ? Ce terme américain est l’acronyme du ‘Fucked Up, Get Ambushed, Zipped In’ employé par les GIs au Viêtnam pour signifier qu’ils étaient encerclés, donc foutus. Belle métaphore de la part de
Fish pour exprimer le fond de sa pensée sur la vie conjugale !
Le groupe traversa une première crise : Michael Pointer est remercié et différents batteurs passent à la casserole; Andy Ward et John Martyr n’ont pas convaincu et les plus satisfaisants sont Jonathan Mover et Ian Mosley, deux pointures qui ont entre autre joué pour Aretha Franklin, Stevie Wonder ou même
Genesis. Mover est retenu dans un premier temps, enregistre un live, puis quitte le groupe après une dispute avec
Fish. Mosley saute sur l’occasion et séduit par son souci de la technique et sa discrétion. L’enregistrement studio pouvait enfin débuter.
A nouveau le dessinateur Mark Wilkinson offre un atwork incroyablement riche en références en guise de jaquette. Nous retrouvons ce cher jester du précédent album échoué sur son lit dans une chambre d’hôtel, son costume ôté dévoilant un jeune homme pâle à demi-nu ressemblant ‘étrangement’ à
Fish. Il nous fixe d’un regard vide et éteint, branché sur un walkman, un verre d’alcool déversant son contenu dans la main gauche. Ce clin d’œil renvoie au cliché de la rock-star à succès tombant dans les excès du business musical (remarquez le Billboard sur la gauche). D’autres éléments notables annoncent indirectement certains titres, pour preuve :
Le crâne dont on devine les contours sous le drap du canapé est une référence à «
Assassing » (ce ‘g’ à la fin, même
Fish se pose encore la question). L’intro de Kelly donne déjà le ton : airs orientaux mélangeant sitar, shehnai (le hautbois nasillard des Hindous) et harmonium et chants. Le tempo s’accélère avec l’arrivée des percussions, puis la guitare se joint à la partie ; Rothery nous cale un petit riff funk là où ne s’y attend absolument pas ! Finalement l'instru reprend un ton plus rock, avec un petit côté funk-prog dont la ligne mélodique devient un dialogue entre guitares et synthés.
Fish chante en donnant pas mal d’effets vocaux (trebles, échos…) afin d'évoquer le jeu du « je t’aime, moi non plus ». Une musique transcendante et surtout dansante ; bon début.
Le fameux tableau de clown évoquerait «
Punch and Judy », soi-disant passant l’équivalent de notre Guignol en plus macho et tyrannique. Les claviers dominent l’ensemble pendant que guitare et basse exécutent des rythmiques hachées couplées à des saccades/roulements réguliers de batterie ; un titre percutant et provocateur sur fond de violences conjugales et de divorce: chapeau...
Avec « Jigsaw » et « Emerald Lie », l’album prend des traits sérieux et profonds, le son se pare de déception et de jalousie paranoïaque. Le premier titre relate les mensonges et les apparences qui font de nos relations de vrais puzzles, sur fond de claviers tintant façon cloches tubulaires ou vibraphone, de guitares ‘pink floydesques’ et du chant gorgé d’intensité de
Fish ; il est vraiment capable de sublimer une chanson rien que par sa voix. « Emerald Lie » se veut plus sombre, plus tranchante. Elle reflète quant à elle les délires paranoïaques d’un
Fish sous acide. Côté musical, petit break batterie de Mosley en guise d’intro, puis Trewavas décochant une ligne de basse bien lourde et Rothery qui nous sort un jeu de guitare à la Gilmour. Ambiance gothique à souhait avec la voix lointaine de
Fish (ses éclats de voix railleurs en fond sont crispants, on les retrouve sur la piste suivante) et la mélodie vénéneuse de Kelly.
Le caméléon, en train de chasser sur le canapé près de la pie, n’est absolument pas un clin d’œil à « She Cameleon » ;-), un titre ‘coup de poignard’ aux sonorités funèbres mettant en avant le côté manipulateur des groupies, prêtes à tout pour briller auprès de leurs idoles. Les claviers ouvrent l’oraison avec un son d’orgue digne de
The Cure assez glacial, la guitare et la basse accompagnent surtout dans les refrains, seul Mosley se fait bien entendre durant les couplets. Intéressant mais aurait mérité un peu plus d’approfondissement.
A côté, «
Incubus » se montre plus vivant grâce à sa luminosité.
Fish est secondé dans le chant par des cœurs féminins, les claviers et les guitares sont en totales harmonies et trouvent chacun un rôle à jouer. La structure des paroles rappellent étrangement « Script for a Jester’s Tear » et le thème est toujours aussi torturé.
Et là, vient l’apothéose : «
Fugazi »… En réécoutant l’ensemble de l’album puis ce morceau en particulier, j’ai eu la nette impression que c’était LE morceau parfait pour clore la liste. Ici les musiciens laissent leur sens créatif s’épanouir de long en large. Intro douce de Kelly façon piano électronique, avec le chant léger et souffrant de
Fish, le tempo augmente et Rothery lâche un riff bien entrainant qui draine claviers, basses et batterie vers une explosion de saveurs musicales, pendant que
Fish monte en puissance et déverse son flot de paroles poétiques et énervées avant de faire un bridge avec un ton plus monotone. L’instru se lance comme une cavalerie qui charge, apportant une touche dynamique bienvenue. Soudain, break : guitare et basse résonnent de façon synchrone, les claviers se font plus distordus et frénétiques,
Fish nous fait une prose inspirée (‘Do you realize ? This world is totally
Fugazi…’) et là, moment d’extase : un solo magnifique, à pleurer : son de flûte aux claviers, guitare et basse nous refaisant le coup de la musique de troubadour de « Script… », la batterie de Mosley soutenant avec clarté et précision l’ensemble, le tout gravitant autour des chœurs de chaque membre clamant ‘where are the prophets ? …the visionaries? … the poets ?’ avec la plus grande conviction.
Verdict ? «
Fugazi » reprend très bien le flambeau de son prédécesseur mais sur un ton plus obscur et toujours autant inspiré. On se laisse facilement envahir par tout le charme qui caractérise ce second opus, cependant j’émettrais quelques réserves pour des morceaux comme « She Cameleon » ou « Emerald Lie », qui contrastent un peu avec les autres titres et rendent l’ensemble un peu plus confus et lugubre. Mais on pardonne
Marillion d’emblée, d’une part si l’on aime leur son et surtout par le fait qu’ils ne cherchent pas à se reposer sur leurs lauriers fraîchement cueillis. Cet album est une arme, comme le dit si bien
Fish ‘I am the
Assassing, with tongue forged from eloquence’.
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