Je me rendais ici pour noter cet album divin après une énième écoute à fond sur la platine quand que vis-je ? Vierge de toute chronique, un tel monument ? Je crois rêver.
Comment dire ? Si "
Let It Bleed" n'est pas le meilleur des albums de ce groupe bien connu, il doit être au moins ex aequo. Chaque titre sonne et percute nos tympans avec une force incroyable, déployant toute la variété de tonalités possibles, du blues acoustique émouvant à la violence et la rage de "
Gimme Shelter", en passant par la rugosité nocturne de "Midnight Rambler", et j'en passe.
Composé et sorti à la grande époque du groupe, entre le départ de Jones et l'arrivée de Taylor, quasiment tous les titres sont des grands classiques aujourd'hui.
L'album démarre donc sur l'inénarrable, incroyable, stupéfiant - les mots me manquent - "
Gimme Shelter", un monument de rage en sourdine, de bouillonnement émotionnel indescriptible, aux paroles inquiétantes et mystérieuses, aux chœurs superbes, à la rythmique infernale. Comment ne pas entrer d'emblée en transe avec un titre pareil ?
Vient ensuite une reprise de "
Love in Vain" de Robert Johnson, tout en mélancolie très américaine, très rêverie country le long d'un chemin de fer, comme le suggère le texte. Une belle petite ballade chanté par un Jagger entre la sincérité et la roublardise. On enchaîne avec une première version de "Honkytonk Women", ici "Country Honk" : le groupe déclinera ce titre à plusieurs reprises dans sa longue carrière, et tout bon fan en connaît le refrain. Au programme : des putes, pour changer. Un petit régal.
Nouveau titre mémorable, le moins connu "Live With Me", un morceau incroyablement groovy, porté par une section rythmique démentielle, des paroles bien grivoises et un super solo de saxo sur fond de piano bastringue. Un must have dont on entend d'ailleurs des extraits dans l'excellent "Green Hornet" de Gondry.
La première face du LP se termine alors sur la chanson titre, dans un registre doux-amer, comme en témoigne le refrain, "Nous avons tous besoin de quelqu'un sur quelqu'un l'on peut saigner / pleurer / compter pour tirer des thunes", suivant la polysémie du verbe "bleed" en anglais.
Mais la deuxième face n'est pas en reste, loin s'en faut, puisqu'elle démarre sur l'impressionnant "Midnight Rambler", une errance blues quasi apocalyptique, très variée, très rythmée, très nocturne. Les sonorités apportées par l'harmonica sont du plus bel effet.
Vient ensuite un titre faussement anecdotique, le "c'est Richards qui chante" de l'album : comme d'hab, il chante un peu faux, mais le morceau est un petit blues acoustique écorché vraiment sympa, toujours avec ce flou entre premier et second degré qui fait tout le sel de l'album.
L'intro de "Monkey
Man", glacée et totalement d'ambiance et d'inspiration nocturne, dans la lignée de "Midnight Rambler" mais en plus classe, ne laisse rien présager de ce qui suit, et des déchaînements gouailleurs et sexy de Jagger qui fait... le singe, en miaulant comme à son habitude. Et que dire du dernier titre, le somptueux morceaux aux allures de gospel, hanté par ses chœurs de femmes et d'enfants, hymne à l'insatisfaction permanente et inévitable des hommes (Schopenhauer, je te salue !), qui nous emmène dans une irrésistible montée en crescendo vers l'ivresse musicale absolue. J'en ai encore des frissons à chaque écoute, j'ai l'impression de monter au paradis, de connaître l'extase par la musique...
En bref, si vous n'aimez vraiment pas les Stones, vous haïrez cet album car il est leur quintessence, le sommet de leur art : tout ce que vous détestez. Pour les autres - qui a dit, les gens normaux, hommes et femmes de goût ? - vous ne pourrez que vous incliner, humblement, devant un des chefs d'œuvre de la musique rock, d'une grande diversité, d'une acuité insoupçonnable, et d'une beauté intemporelle. La construction même de l'album est remarquable, les titres les plus forts étant alternés avec ceux qui paient le moins de mine mais qui recèlent de petits joyaux. Et puis il y a cette superbe pochette, ce gâteau musical que l'on démolit, à l'image de l'ambivalence permanente d'une œuvre peuplée de démons affables, de satyres chastes, d'enfants colériques et de victimes furieuses... "Rape ! Murder ! It's just a kiss away !"
Deux pures merveilles parmi les créations stoniennes.
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