11 juillet 1970. La soirée bat son plein dans la principale salle de concert de
Salisbury (ville provinciale 100km à l'ouest de Londres), alors qu'un groupe fraîchement débarqué de la capitale prend possession de la scène :
Uriah Heep. Le public de l'Alex Disco, au complet, porte un triomphe à
Uriah Heep, comme dans les précédentes petites villes anglaises de la tournée, qui suivit la sortie du premier album, Very 'Eavy … Very 'Umble en début d'année. La salle, en folie, en réclame encore. David Byron et ses acolytes joueraient volontiers toute la nuit, mais c'est sans compter sur le zèle des hommes de sécurité, pour qui ''l'heure, c'est l'heure'', et
Uriah Heep l'a déjà dépassée, l'heure. Pour mieux se faire comprendre, les vigiles coupent l'électricité dans la salle, et menacent de verrouiller les portes si tout le monde n'est pas sorti dans les dix minutes. Une partie du public monte alors sur scène, et commence à aider les cinq musiciens à transporter tout leur matériel dehors, pour que rien ne reste bloqué à l'intérieur. Les londoniens décidèrent donc de dédier le morceau-titre de leur futur album au public de cette soirée mémorable, en le nommant le plus simplement du monde :
Salisbury.
Au moment de rentrer pour la deuxième fois aux Lansdowne studios, toujours avec Gerry Bron, probablement en octobre/novembre 1970,
Uriah Heep s'est déjà forgé une solide expérience sur scène. Certes il y avait le circuit des clubs et universités anglaises, mais aussi quelques incursions à l'étranger, en Allemagne et en Suisse. Cela leur permet d'une autre manière de côtoyer de nombreux groupes de la même époque, où les influences se mêlent facilement. Impossible de nier que les dates en compagnie de
Deep Purple ont été des sources d'inspiration, de même que la participation à la ''Progressive Extravaganza'' le 4 juillet 1970 à Portsmouth avec entre autres
Gentle Giant et East of
Eden. C'est donc enrichis de dizaines de nouvelles idées que le quintette se remet au travail, et délivre six morceaux, tous marqués de la patte du claviériste Ken Hensley. C'est aussi à cette époque que le trio Box/Byron/Hensley se met en place pour la composition, et c'est ce même trio qui accouche de la pièce épique de seize minutes qui donne son nom à l'album. La pochette du vinyle a déjà fait couler beaucoup d'encre, et je ne vois pas l'intérêt d'en rajouter, sinon pour prendre la défense des musiciens (c'est le label qui a proposé cette idée, et comme le groupe était en tournée, l'artwork leur a été décrit par téléphone, et ils ont donc validés sans avoir vu).
Musicalement parlant, le premier album n'avait pas de direction artistique précise, et malgré d'évidentes qualités, l'ensemble n'avait pas su trouver la cohésion au milieu de tant d'influences diverses. À une époque où la musique évolue en permanence, sous les impulsions de
Deep Purple,
Pink Floyd et autres
King Crimson, difficile de stabiliser sa musique pour conserver une personnalité propre. C'est un peu le constat que l'on peut faire de ce deuxième effort. Les Heep ont incontestablement avancé, mûrit, on peut commencer à deviner ce qui sera plus tard la patte du groupe, mais l'opus manque encore de ligne directrice précise. D'un côté nous avons trois morceaux qui forment le son Heep reconnaissable, mais d'un autre côté le reste est bourré d'expérimentations tantôt hasardeuses, tantôt ambitieuses, qui brouillent les pistes pour l'auditeur.
Bird of Prey, Time to Live et High Priestess peuvent donc être considérés comme la base solide de
Uriah Heep, tandis que The Park,
Lady in Black, et surtout
Salisbury font office de titres expérimentaux. C'est en tout cas comme ça que les musiciens voient les choses, mais évidemment tout ne se passe pas comme prévu. Si Bird of Prey joue le parfait single et ouvre correctement les concerts, c'est la ballade
Lady in Black qui ne va pas passer inaperçue du public, et donner instantanément au groupe une certaine notoriété. Ce titre est pourtant de loin le plus simple de l'album, avec ses accords de guitare à trois sous, et ses chœurs hyper-mémorisables. À tel point que lors de l'enregistrement, la partition nécessitait quatre guitares, et ce sont deux roadies qui se sont occupés de celles qui manquaient. Mais c'est aussi cette simplicité qui donne au titre sa magie, avec un Ken Hensley au chant particulièrement touché par la grâce (c'est lui qui est à l'origine de la chanson en ayant aperçu dans la rue une très belle jeune femme vêtue de noir). On pourrait d'ailleurs rapprocher ce morceau de
Gypsy sur l'opus précédent, avec le même schéma et des rythmes récurrents.
Si
Lady in Black a incontestablement aidé
Uriah Heep a décoller, en revanche cela ne favorise pas la cohésion au milieu d'un album déjà hétérogène. Ce n'est pas avec ce deuxième album que Heep a trouvé sa voie. Du côté des titres plus ''classiques'' (avec tout plein de guillemets), on ne manque pas non plus de qualité, ni de surprises. Bird of Prey, derrière ses faux airs de morceau hard purplien, intrigue par ses exercices vocaux aussi originaux que bluffants. Là aussi David Byron innove par son falsetto, très rarement utilisé dans le rock jusque là. Time to Live et High Priestess ne sont rien d'autres que d'excellents moments d'un Hard naissant sur les ruines du mouvement psyché (particulièrement visible sur le second cité), avec peut-être aussi quelques penchants guitaristiques à la Hendrix.
The Park, petit bijou de tranquillité composé uniquement par Ken Hensley, figure parmi les quelques incursions progressives de la galette. L'orgue y est prépondérant, pour y installer ces magnifiques ambiances mélancoliques, un brin floydiennes. Au dernier tiers de la piste la mélodie se transforme intégralement, pour tomber sur un étonnant solo d'orgue, jamais très loin du Roi Pourpre.
Mais là où
Uriah Heep se dépasse complètement, en ambition et en velléités progressives, c'est bien évidemment sur l'éponyme morceau-fleuve, brillant pot pourri de Hard symphonique progressif. À ce moment précis, peu ont encore tenté l'expérience d'un titre aussi long, remplissant quasiment une face, si ce n'est
King Crimson avec son Lizard ou
Pink Floyd avec Atom
Heart Mother, mais les deux sortent au moment de l'enregistrement de
Salisbury. Quant à l'ajout d'une mini-orchestre, on pourrait y voir la volonté de suivre
Deep Purple et son Concerto for Group and Orchestra, mais à l'écoute on se rend compte qu'il y a peu de choses en commun. La pièce créée par Mick Box, David Byron, et l'irremplaçable Ken Hensley fut belle est bien innovante et en avance sur son temps.
Salisbury, contrairement à son titre et à sa pochette (il y avait beaucoup de bases militaires vers la ville de
Salisbury, d'où le char), ne parle absolument pas de la ville, mais d'une histoire d'amour, assez peu originale il faut bien le dire. Le garçon tombe amoureux d'une fille comme jamais auparavant, ils vivent une passion folle, puis elle le quitte sans laisser de traces. ''Alone again / How could you leave me ? / Alone again / I don't want to be / Alone again …''
Non, ce n'est pas pour ses paroles que cette chanson est restée dans l'histoire, mais véritablement pour sa composition, sous forme de fresque épique et grandiose. Il y a de quoi être un peu désappointé au vu des lyrics si simplistes, quand on sait que Heep nous aura gratifié de très bons textes fantastiques quelques temps plus tard. Enfin ! Ne boudons pas notre plaisir à l'écoute de ce monument, où chaque musicien est à sa place et sais ce qu'il doit faire, où le grandiloquent est toujours refréné par la voix sublime et envoûtée d'un David Byron au meilleur de sa forme, et où la virtuosité n'a d'égale que le génie de composition.
Salisbury parvient à créer un équilibre parfait et étonnant entre l'énergie du rock électrifié, la grandiloquence des cuivres et instruments à vent, et la complexité d'un morceau à tiroir résolument progressif. C'est réellement cette unité qui magnifie l'ensemble, unité qui se manifeste aussi au sein des membres du groupe, qui semble plus que jamais ne former qu'un. Chacun a droit à son petit moment de gloire, sans jamais se tirer la bourre du plus virtuose, au travers de soli toujours judicieusement placés (à l'image du solo de basse de Paul Newton vers les six minutes). Un vrai moment de bravoure comme on en verra quelques uns dans le mouvement progressif des années 70, mais peu ensuite dans l’œuvre d'
Uriah Heep.
Le batteur Keith Baker quitte alors Heep juste après les sessions d'enregistrement ; il est promptement remplacé par Iain Clark, issu du groupe Cressida. L'album
Salisbury sort définitivement dans les bacs en février 1971, toujours chez Vertigo Records, mais tout comme son prédécesseur, il ne parvient pas à rentrer dans les charts britanniques. Quarante ans après on se rend compte des évidentes qualités que contient l'opus, et même de ses éclairs de génie, mais l'époque n'était peut-être pas prête à tant d'expérimentations et bizarreries d'un coup. Les ventes demeurent raisonnables, mais le groupe ne peut pour l'instant compter que sur la scène pour avoir de quoi vivre. C'est probablement pour cette raison que les cinq entament un véritable marathon en cette année 1971, avec plus de deux-cent trente shows dans l'année (!), parfois deux par jour, sans compter la composition et l'enregistrement du troisième album dans les mois qui suivent. Le label les emmènent alors faire leur première tournée aux États-Unis, en compagnie du groupe de pop
Three Dog Night, qui se révélera être un triomphe, dans des salles immenses.
Au fur et à mesure des tournées et des albums, les Heep sentent qu'ils progressent, qu'ils franchissent des étapes importantes, et le noyau dur du groupe, le trio Box/Byron/Hensley, est désormais bien soudé. Il ne reste plus qu'à envoyer un signal fort à la scène Rock et Hard britannique, sous la forme d'un troisième album qui se prépare et se précise. Regarde-toi !
Très belle chronique sur un bien bel album aussi, issue d'une époque magique où tout était encore à parachever en matière de rock. Les grands avaient dégagé la route, les autres suivaient les ornières; certains, tel Uriah Heep, poussaient encore plus loin la recherche musicale.
Merci pour cette belle chronique.
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