On a souvent tendance à ne retenir que quelques albums de
King Crimson («
In the Court of the Crimson King », «
Red » et dans une moindre mesure «
Discipline »), plus pour leur portée symbolique que leurs qualités bien réelles (l’influence majeure sur la scène progressive dans le cas de ITCOTCK), et à occulter à tort le reste de la discographie du groupe, et ce alors qu’elle se révèle être de très bonne facture. Parmi tous ces albums, «
Starless and Bible Black » (SABB) est sans aucun doute le plus injustement sous-estimé, même par les fans du groupe. Et les raisons de ce mauvais traitement sont simples : tout d’abord, SABB n’est pas un album comme les autres. A l’exception de deux titres et demi (« The Great Deceiver », « Lament » et la seconde moitié de « The Night Watch »), l’album est en réalité un collage d’improvisations réalisées lors d’un concert à Amsterdam. La seconde raison est que cet album suinte le malaise : contrairement aux autres albums du groupe où passages sombres et passages vifs et/ou joyeux cohabitaient, SABB n’est qu’une lente et douloureuse descente aux enfers dans laquelle aucune forme d’espoir ne transparaît. La pochette l’illustre d’ailleurs assez bien : une moisissure d’un vert sale se propageant sur un blanc terne.
Comme beaucoup d’albums des années 1970 (citons par exemple «
Low » de
David Bowie ), SABB essaie de profiter au mieux du support vinyle en exploitant les deux faces de façon différente. Ces deux faces sont évidemment complémentaires l’une de l’autre, et c’est en les écoutant toutes les deux que l’album prend tout son sens. La face A s’ouvre sur « The Great Deceiver », un morceau joyeux et vif, au refrain imparable. Il s’agit du morceau le plus facile d’accès de l’album, et à son écoute, on peut se dire que l’écoute de cet album sera facile. Sauf que cette piste est un mensonge, chose que la suivante, « Lament », se charge bien de nous faire comprendre. S’ouvrant sur quelques notes de piano ternes auxquelles viennent se greffer le chant triste de
John Wetton ainsi que le violon de David
Cross, la guitare de Fripp, stridente et agressive, va très vite reprendre le dessus, accompagnée de Wetton dont le chant devient soudainement plus rageur. Cette piste illustre assez bien l’ambiance qui règne sur la première face : d’un côté, des passages mélancoliques, comme « Trio », morceau dominé par un violon qui sublime la monotonie, et « The Night Watch », avec son intro magnifique, qui charge l’auditeur d’une tristesse rarement égalée, et son solo de guitare qui se classe facilement parmi les meilleurs du groupe ; de l’autre, des passages glauques et sinistres, tels « We’ll Let You Know » et sa basse glaçante, et « The Mincer », qui ferme la face A de l’album. L’auditeur ressort particulièrement éprouvé de cette face : vidé de sa fougue et de son optimiste, il a été entraîné dans un univers d’une noirceur à laquelle il lui semble impossible d’échapper.
Commence alors la deuxième face de l’album, qui débute par la piste éponyme. Cette dernière, marqué par une basse agressive sur laquelle s’ajoute une guitare aux sonorité écorchées et un violon possédé (préfigurant déjà la piste « Providence » présente sur l’album «
Red » ), se révèle incroyablement perfide : elle canalise toute la tension de l’auditeur pour l’entraîner encore plus profondément dans la noirceur et l’hostilité. Et c’est alors qu’arrive la piste instrumentale « Fracture ». Il s’agit tout simplement pour moi d’un chef-d’œuvre et, accessoirement, du meilleur morceau du groupe. S’il est excellent pris indépendamment, c’est replacé dans le contexte de l’album que le morceau devient génial.
King Crimson se paie le luxe de jouer aux montagnes russes avec l’auditeur. S’ouvrant sur une ambiance calme mais terriblement sépulcrale, le morceau semble par plusieurs fois exploser lors de « refrains » faisant espérer à l’auditeur qu’il sera bientôt libéré de toute la tension, la souffrance jusqu’alors emmagasinée. Mais non.
Robert Fripp se moque de votre malaise, et fait à chaque fois retomber le morceau dans un calme sépulcral devenu intolérable pour vos oreilles. C’est seulement au bout de plusieurs minutes que l’explosion libératrice tant espérée arrive enfin : dans un dernier accès de violence marqué par un solo rapide et strident de violon, le groupe vous libère de toute la tension accumulée, et c’est purgé de tout sentiment et vidé de son énergie que l’on ressort de «
Starless and Bible Black ». Rares sont les albums qui plongent l’auditeur dans une telle souffrance.
Mettre la note maximale à cet album pourra sembler exagéré. Mais comme l’a si bien dit un chroniqueur du site Forces Parallèles, c’est quand
King Crimson se cherche qu’il est le plus intéressant. Et cet album est le meilleur témoin de la volonté de remise en cause permanente du groupe : utiliser les énormes prises de risques que constituent les improvisations pour créer une musique radicale et sans concession. C’est pour cela que «
Starless and Bible Black », malgré sa difficulté d’accès, se place facilement parmi les meilleurs albums de
King Crimson.
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