Plusieurs éléments donnent l’impression, d’emblée, que «
The Night » est la plus belle chanson de
Morphine : le calme parfait, la continuité du son, la complexité affirmée de la section rythmique, l’équilibre entre la tristesse et la force, le dialogue final entre le chant et le solo cuivré, l’harmonie intime entre tous les instruments, dont le timbre du saxophone avoisine plus que jamais, par moments, celui du violoncelle de
Jane Scarpantoni. Cette chanson se situe dans la convergence entre des influences aussi différentes que celles de Nick Cave et de
Leonard Cohen, côté rock, et celle de Sade Adu, côté jazz. On a l’habitude de parler de consécration quand le succès d’un artiste s’impose massivement, mais il existe aussi une consécration proprement artistique, confidentielle, liée à la qualité du travail.
Plus percussif encore, plus bruyant mais non moins méditatif, « So Many Ways » retarde le moment où les chœurs aident le titre à atteindre des sommets faisant honneur au morceau d’ouverture. Plus monotone, plus effacé, « Souvenir » permet en fait au saxophone de s’exprimer davantage que dans les deux chansons précédentes.
On jurerait, à premier abord, que « Top Floor, Bottom Buzzer » insiste sur la section rythmique quitte à forcer le trait, et on se demande pourquoi, mais là encore, même constat que précédemment : les chœurs, d’une part, et le saxophone, d’autre part, nous réservent quelques belles surprises, dans un cadre qui aurait pu, autrement, sembler trop linéaire ou trop fade malgré le rythme appuyé.
« Like a Mirror », lent, sombre, pesant, plus expérimental car plus bruyant et plus dissonant ou, au contraire, plus silencieux et plus distant, laisse la mélodie en sommeil jusqu’au moment où elle s’éveille lentement d’elle-même, prête à replonger aussi sec. Dans l’intervalle, la distance du saxophone s’amenuise.
Jusqu’à présent, les chœurs féminins (Margarett Garrett, Tara McManus, Linda Viens, Carolyn Kaylor, Ramona Clifton) ont apporté, par leur seule présence, un supplément de sensualité qui pouvait faire défaut aux précédents opus, et c’est, avec l’orgue de John Medeski (
Iggy Pop, John Scofield,
John Zorn,
Jaco Pastorius), l’un des traits distinctifs, non négligeables, de «
The Night ».
« A
Good Woman Is Hard to Find » développe, avec un regain de nervosité, la définition du jazz rock en tant que force tranquille que donnait «
The Night » au début. Si « Rope on Fire » dédie enfin une chanson entière aux magnifiques sonorités orientales qui n’avaient jamais dépassé, auparavant, le stade de l’allusion chez eux, « I’m Yours, You're Mine » s’essaie avec autant de bonheur à un autre registre, celui d’un psychédélisme cosmique. De nouveau axé sur la parole et sur les percussions, « The Way We Met » salue de près la transe tribale, dans la continuité, en somme, de la thématique du voyage musical.
D’une lenteur plus obscure que le cœur de la nuit, « Slow Numbers », presque dangereux, arriverait à entraîner les auditeurs dans des sables mouvants. C’est avec une voix moins grave et vouée d’une façon plus immédiate à la mélodie (on pense un peu à
Chris Isaak), entre blues et jazz, que « Take Me with You », où le saxophone et les chœurs féminins font leurs dernières apparitions remarquées, achève de graver dans nos mémoires l’un des meilleurs souvenirs de ce groupe exceptionnel que fut
Morphine.
Voici l’ultime hommage que les autres musiciens prirent le soin d’écrire, en toute sobriété, à l’intention de leur leader mort sur scène : « This record is dedicated to Mark Sandman. We are grateful for the time we had with you and the music you left with us ». Ces mots sont aussi, assurément, ceux de son public.
D. H. T.
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