Le River Tour bat son plein, ses shows de plus de trois heures remportent l’adhésion totale des hordes de fans qui se déplacent soir après soir. Oui, nous sommes bien en 2016 et l’intégralité du double album était carrément remise à l’honneur, ceci durant toute la première partie de cette tournée, de janvier à avril! Pourquoi ? Comment? Et bien tout porte à croire que nous sommes bien en présence d’un bon gros classique, tout simplement. Comment obtenir un tel plébiscite, inscrire une œuvre durablement dans la culture Pop, populaire tout court? Zoom sur un triomphe…
Une chose est certaine, le Boss de la «grande époque» (1975-85) n’a pas de recette miracle, comme le prouve la genèse excessivement pénible de ses efforts. Après une journée de studio, le guitariste Steve Van Zandt constate que ça repart dans tous les sens. Il fait part de ses impressions à Bruce et demande son congé. Réaction immédiate de son ami qui lui assure que sa présence est essentielle et que Steve facilitera le processus en se retrouvant bombardé producteur aux côtés de Springsteen et Jon Landau.
Et en effet, les affaires démarrent plutôt bien. De mars à août 1979, 24 pistes sont enregistrées au Power station de New York. Après un premier tri impitoyable, le E Street Band pond un beau disque intitulé The Ties that Bind. Columbia entend bien sortir ces dix morceaux au plus vite mais le triumvirat aux manettes constate que ce disque pêche un peu par son manque de dynamisme. Le concert No Nukes de septembre révèle un énorme engouement du public. Certes, la qualité est au
Rendez-Vous mais beaucoup de ballades et de titres lents sont proposés sur cet opus. Il faudra faire mieux pour répondre aux attentes du public. Une nouvelle période de compositions démarre mais on peut déjà observer certaines choses sur la première phase:
Trois titres vont être définitivement écartés, à savoir l’excellent Be True, Loose Ends et le faiblard Cindy. The Ties that Bind démarre les hostilités avec ferveur et annonce un Rock festif et d’une efficacité garantie puisque testée sur la tournée Darkness. Le futur titre éponyme est présent.
Hungry Heart est un rock joyeux qui célèbre l’amour. Springsteen écrit ce cadeau dans l’optique de l’offrir à
Joey Ramone. Landau et Van Zandt mettent immédiatement un veto en lui annonçant que c’est un single parfait, à ne céder sous aucun prétexte.
Retour au studio avec de nouvelles idées, trop d’idées pour déboucher sur un simple LP: le patron de Columbia, Walter Yetnikoff, un peu inquiet du million de dollars alors investi se déplace pour faire comprendre à Bruce que la maison se paiera sur ses royalties. Yetnikoff cite de mémoire la réponse: « Comment je pourrais mieux dépenser mon argent que dans ma musique? ». Et le boss du Boss d’en rigoler: « Qu’est-ce que vous vouliez que je lui dise ? Non! Tu devrais claquer ton argent dans la drogue! ». Profitant de la présence du président, le chanteur plaide afin que l’album en gestation soit un double. Le Jersey boy obtient gain de cause et CBS donne son feu vert à tous les étages. La pression retombe un temps puis, comme à l’accoutumée, les démos s’empilent et remplissent bientôt une caisse de quelques trois cents cassettes…
Beaucoup de travail, trop de travail et encore une fois le courage de chacun est testé dans ses derniers retranchements. Des titres superbes sont perdus pour des années, sinon des décennies: Be True, Meet Me in the
City, Where the Bands Are et tant d’autres… Un de ces titres abandonnés a carrément failli coûter sa place au batteur Max Weinberg; Roulette est un Hard Rock bouillonnant qui rappelle Candy’s Room. Il fut demandé à Weinberg de tenir un rythme infernal pour ce titre et, à partir de ce moment, Van Zandt le poussa à jouer dans le registre pêchu de Keith Moon (
The Who). Galère phénoménale pour le batteur qui en perd littéralement les pédales. Second avis de Jon Landau qui souhaite un son plus soft et une frappe retenue, à l’exemple des groupes Soul du label Stax dont Bruce est mordu… Et le chevronné « Mighty Max » de reprendre des cours de batterie pour retrouver son latin, ou plutôt son solfège! Reste que l’absence de Roulette, choix disputé pour une chanson imparable, qui balance les manipulations politico-médiatiques survenues à la suite de l’incident nucléaire de
Three Mile Island sera énormément regrettée par l’artiste comme par les fans.
Les semaines passent, le travail acharné finit par payer et l’album émerge sous les décombres des piles de démos. Vingt titres sont retenus et on a là un corpus complexe aux entrées multiples. Pas aussi joyeux et urbain que
Born to Run mais quand même plein de vibrations positives. Là où
Darkness on the Edge of Town nous servait un plateau de café noir, ce nouvel opus nous offre certes quelques jus bien serrés, mais aussi des noisettes et quelques cafés gourmands. On passe de l’ambiance des clubs du New Jersey, celle des rocks échevelés façon Crush on You,
Cadillac Ranch et Ramrod à de nombreuses ballades. L’auteur reconnaît aujourd’hui que les titres lents sont nombreux: j’en recense pas moins de neuf, majoritairement placés sur le deuxième disque, le plus introspectif, mais sans une once de prise de tête.
Le bal débute sur The Ties that Bind, riffing douze cordes, chant possédé et brèves et brutales incursions du sax tenor du Big
Man Clarence, ça dépote. Ambiance encore plus live et joyeuse sur le titre suivant, le single
Sherry Darling où le sax conduit cette fois-ci la manœuvre avec éclat. Jackson Cage referme une sorte de triptyque d’introduction. A l’instar des titres précédents, son tempo est très enlevé mais la joie cède la place à la colère face au déterminisme social, dévoilant la lassitude d’une femme piégée.
Two Hearts permet à Steve Van Zandt, chose qui n’est pas coutumière, d’entonner le refrain avec conviction, un rock sorti tout droit des sixties. A ce stade, on commence à admirer les claviers de Danny Federici et Roy Bittan. En fait, Danny l’organiste se taillera le plus souvent la part du lion sur les ballades alors que le pianiste Roy brillera sur des parties tapageuses à la
Jerry Lee Lewis.
On ralenti avec Independence Day, un pur bijou mélancolique dans la veine de Racing in the Street. Le cœur mis à nu du narrateur met ses affaires en ordre, le jour de l’Indépendance. Ce 4 Juillet, il s’adresse à son père pour prendre son envol, splendide…
Restent quelques titres pêchus pour maintenir la variété et « réveiller » l’auditoire. Le fameux 7’
Hungry Heart que Bruce voulait offrir aux Ramones se place comme une évidence à la cinquième place du billboard. Out in the Street et ses paroles mièvres emportent l’adhésion par un enthousiasme contagieux. Pas forcément le cas de Crush on You que Bruce himself qualifie aujourd’hui de « petit tube vulgaire », je prends quand même… Encore plus fun Ramrod, le très fifties I’m a Rocker et mieux encore les jubilatoires You
Can Look (But You Better not Touch) et
Cadillac Ranch. Des titres courts, efficaces en diable, bourrés de guitares distordues.
Bien entendu, il y a tous ces morceaux calmes qui caractérisent finalement l’album. I Wanna Marry You recentre un peu plus l’ensemble sur le thème de l’union, de l’engagement, qui est très présent ici. C’est romantique, limite suave comme un single Motown.
Fade Away, encore un single, brille aussi par les nappes d’hammond de « Phantom » Danny et le chant de Bruce qui se livre comme jamais.
Les autres ballades, Stolen Car, le terrible Wreck on the Highway, The Price You Pay et le classieux Drive all Night sont aussi des modèles du genre et ont particulièrement bien vieillies, prenant de la patine et gagnant en souplesse comme un canapé Chesterfield. Le vieillissement réussi n’est-il pas la marque des grands crus?
On ne peut pas cependant mettre dans le même sac toutes les plages calmes de l’album. Si tous les morceaux précités sont des pépites,
The River et
Point Blank vont connaître un traitement de faveur. D’abord une mise en évidence par le tracklisting, puisque
The River conclut le premier disque, alors que le second démarre sur
Point Blank. Traitement structurel aussi, les autres ballades bénéficient de superbes mélodies portées essentiellement par l’orgue.
The River, énième single évident se démarque par sa douceur Folk portée par une guitare acoustique omniprésente et le meilleur morceau d’harmonica jamais joué par Bruce. Là, vôtre humble serviteur crie au génie.
Point Blank, sublimé par le piano du « Professor » Roy Bittan, mûri au cours de la tournée Darkness fait dans le registre crooner hanté d’une noirceur digne d’un
Tom Waits ou d’un Nick Cave. Traitement de faveur enfin au niveau des paroles.
Point Blank « à bout portant » recèle de perles telles que:
“These days you don’t wait on Romeos
You wait on that welfare check”
“Did you forget how to love, girl, did you
Forget how to fight
Point Blank
They must have shot you in the head”
The River déballe sans pudeur l’histoire de… la frangine Virginia Springsteen avec son mari Mickey. Un mariage difficile et compromis par la dureté de la vie, les choix imposés par la communauté et le chômage. Une complainte thérapeutique qui balance des questionnements essentiels:
« No wedding day smiles, no walk down
The aisle
No flowers, no wedding dress”
"Is a dream a lie if it don’t come true
Or is it something worse»
Le temps du verdict est arrivé et pourrait tenir en cinq lettres: merci.
The River fédère les adhérents du Rock mature, presque engagé de Darkness et les tenants d’un style toujours ambitieux mais moins abrupt façon
Born to Run. Cette fois, c’est champagne pour tout le monde. Le groupe fait le métier dans tous les registres: Folk, Soul, ballade sombre, Rock endiablé ou festif.
Bruce Springsteen a trouvé sa formule magique et sait qu’il pourra bientôt abuser de ces ingrédients! L'album montre vraiment le E Street Band à sa vitesse de croisière, avec un véritable jukebox nourri d’influences parfaitement digérées. Le 17 octobre 1980,
The River est dans les bacs des disquaires, rentre directement N°1 du billboard. Un million et demi de copies sont écoulées à la fin de l’année et ce n’est que le début d’une aventure qui reprendra forme quelques trente-six printemps plus tard!
A Daniel et Valentine. Two hearts are better than one.
Je ne savais pas du tout que Bruce avait écrit Two Hearts pour les Ramones. Ca alors! Il a bien fait d'écouter les copains et de le garder pour son disque.
Finalement, je me rends compte avec le temps que, lorsque j'écoute Springsteen, je ne regrette qu'une seule chose : de ne pas être un native speaker pour mieux comprendre et surtout ressentir ses textes. Beaucoup doivent avoir le même sentiment avec peut être d'autres artistes (Dylan par exemple). Moi c'est avec le Boos, parce que ses paroles ET sa musique me parlent, pas uniquement l'un ou l'autre. Dans le rock, y'a qu'avec Mellencamp, à un degré moindre, que je retrouve cela.
Merci Choa!
Le single écrit initialement pour Joey Ramone est Hungry Heart. Après un show des Ramones dans le New Jersey, Bruce et Joey avaient bu un coup ensemble. Ravi de sa soirée, le local hero a posé les bases de Hungry Heart en rentrant à la maison.
Encore merci
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