Les gouttes de sueur perlent sur le front de Scott Gorham. Il tremble. Il souffre. Le manque d’héroïne. Ses jambes ne le portent plus. Il voudrait se plier en deux de douleur, aller vomir ce qui lui reste de bile, mais il ne peut que se réfugier au fond de la scène et s’appuyer un moment sur son ampli, car il faut continuer à jouer, tenir jusqu’à la fin de ce gig de merde. Ne pas s’évanouir, surtout ne pas s’évanouir… Mais putain, qu’est-ce qu’on fout là ? «This is so over, this is so fuckin’ done, man !» Comme s’il pouvait l’entendre, Phil se détourne de son micro et se retourne. Dans le fracas scénique de cette soirée d’Avril 1982, l’une des dernières dates du “
Renegade Tour”, les deux junkies se dévisagent l’espace d’une seconde éternelle. Phil pleure, lui aussi.
«I gotta get out. I’m done. I’m tired. I’m sorry. I don’t mean to desert you but I can’t do it any more. I’m in pain. This is shit. I want out !!! » Ce n’est pas la première fois que Scott essaie de dire à Phil qu’il n’en peut plus, que son jeu est devenu merdique, qu’il a oublié jusqu’au plaisir d’être sur scène et de jouer de la guitare, qu’il crève, tout simplement. Mais cette fois, il est décidé, déterminé, c’est fini ! Qu’on se souvienne de “
Renegade” comme son dernier shot avec
Thin Lizzy car il tire sa révérence pour partir en cure, il l’a promis à sa femme Christine. Il ne laissera pas le choix à Phil: il doit stopper la machine.
Malheureusement, malgré son état de santé alarmant, Phil le Rocker est plutôt du genre à remettre du charbon dans la chaudière, quitte à ce qu’elle explose en vol. Advienne que pourra, mais le spectacle continuera, jusqu’au bout. Et
Thin Lizzy, à ce stade, dans la tête de Lynott, ce n’est pas sans son guitariste. Impossible. “Oh Goooood. Anybody but you. I can’t do it without you.” …
Dans la vie de chaque homme se présente tôt ou tard ce moment où il se retrouve au pied du mur, l’instant où il fait face à un ignoble dilemme et qu’il doit prendre une décision qui montrera au monde sa véritable nature… Lorsque sont en jeu l’Honneur, l’Amitié, la Fidélité, certains recyclent sur le champ leurs idéaux tandis que d’autres, comme Scott, restent droits dans leurs tiags. C’est sûrement très con et peut-être obsolète pour certains, mais dans le Rock’N’Roll, on n’abandonne pas un frangin quand il part en guerre, même si le combat est perdu d’avance. Laisser un frère d’armes en train de nettoyer son pétard seul devant un plan de bataille ne se fait pas : on soupire, on ressort le sabre du fourreau et on va mourir avec lui. Alors quand le californien quitte finalement son alter ego irlandais ce soir-là, il sait qu’il vient encore une fois de merder, mais qu’il n’avait d’autre alternative. La fidélité, c'est quand l'amour est plus fort que l'instinct, dit-on… Reste juste à annoncer à sa chère et tendre qu’il a donné son accord pour un nouvel album et une autre tournée. Et pas la petite tournée… Une tournée d’adieux. La dernière. C’est tout ce que Gorham a négocié contre une année supplémentaire sur la route. Une année supplémentaire de folie et d’excès irrationnels, avant de pouvoir se faire soigner. Si par miracle il rentre vivant de cette dernière bataille.
Si “
Thunder and Lightning” est tellement beau et émouvant ; si plus de trente après sa sortie, il mouille encore les yeux de vieux hardos bardés de clous, c’est aussi parce qu’il nous parle de notre code. Ce douzième
Thin Lizzy est une déclaration de fidélité sans faille, d’amour même, d’un soldat à son général, d’un frère à son frère : ensemble, jusqu’à la toute fin. Un pacte liant définitivement nos deux héros pour le meilleur et pour le pire… C’est aussi un serment d’allégeance ultime au Rock’N’Roll : leurs deux vies sacrifiées à la Musique… Parce que Scott et Phil qui remontent sur scène après le calvaire interminable du “
Renegade Tour”, si l’on est réaliste, ce n’est rien de moins que deux tirailleurs qui sortent des tranchées baïonnettes aux poings pour faire don de leur corps au Hard Rock en laissant derrière eux ce dernier opus en guise de lettre d’adieu…
Phil respire un grand coup. Sa garde rapprochée ne l’a pas abandonné. Les rats quittent le navire (qui prend l’eau sérieusement) mais Scott et Brian seront toujours là pour lui, quoi qu’il arrive… Snowy White, lui, ne se pointe plus aux répéts depuis plusieurs jours. Il n’a pas appelé mais tout le monde a compris et tout le monde s’en fout. Jusqu’à la fin l’angliche ne sera malheureusement resté qu’un vulgaire employé, tout juste bon à jouer sans panache les parties qui lui étaient demandées. Il ne sera d’ailleurs, humiliation finale, même pas invité à rejoindre Brian, Eric et Gary lors de la mythique version de “Rocker” (immortalisée sur “Life”) réunissant tous les guitaristes de
Thin Lizzy… Ce qui peine Phil, c’est surtout le départ de
Chris O’ Donnell, le manager du groupe depuis 1973, mais aussi et surtout son manager personnel. Phil l’a usé comme tant d’autres (
Gary Moore, Tony Visconti…) et il s’en veut. L’homme lui était dévoué corps et âme, s’est occupé de sa famille peut-être plus que lui, mais il l’a, depuis sa dégringolade dans les tréfonds de la poudre, traité comme un moins que rien. Cette perte-là fait mal, surtout à l’heure où Phil doit faire face à de sérieux problèmes : son mariage part en sucette et les finances du groupe sont dans le rouge.
“
Renegade” s’est en effet mal vendu, et la tournée censée le promouvoir a viré au désastre, artistique et commercial… Scott s’écroule sur scène ou backstage, laissant Snowy assurer seul certains gigs, tandis que Brian se fait casser la gueule au Danemark à tel point qu’il est renvoyé chez lui et remplacé au pied levé par Mark Nauseef (qui avait déjà assuré la tournée australienne de 1978). Les shows filmés au Dominion Theatre (Londres) pour être commercialisés s’avèrent tellement mauvais que les bandes, inexploitables, resteront au placard... Les conneries s’accumulent, lassant le public, et laissant Lizzy à la fin de ce Europe Tour avec une dette d’un demi-million de livres sterling ! La grande époque est définitivement loin derrière le gang, qui perd par conséquence la confiance de sa maison de disques. Le robinet d’où coulait du cash à flots se ferme brusquement. Phil, qui depuis quelques années composait directement en studio, est ainsi fermement “invité” à aller bosser ses nouveaux titres en salle de répét’ avant le début des sessions. On lui reprend également certaines libertés autrefois acquises comme son droit à valider l’artwork : l’œuvre celtique commandée au talentueux copain Jim Fitzpatrick (une pierre en lévitation entourée de trois spirales sur fond d’orage et d’éclairs) est ainsi jugée trop onéreuse (6000 £) et le photomontage navrant autant qu’immonde évoquant confusément une scène madmaxienne est imposée à la postérité… - Le responsable de cette ignominie, Bob Elsdale, n’avait auparavant pourtant pas démérité comme nous le prouvent deux illustrations familières qui tiennent du génie : la main ensanglantée du premier
Trust et le rasoir de British Steel ! - Semaine après semaine, les cordons de la bourse continuent inéluctablement à se serrer et les pontes des bureaux laissent maintenant entendre qu’ils refuseront la parution de “
Thunder and Lightning” en Gatefold sleeve. C’en est trop pour Phil qui réussit à trouver un arrangement avec les costard-cravates : le full-length sortira au Royaume-Uni en Gatefold, mais en édition limitée (cette version est accompagnée d’un Maxi sur lequel sont enregistrés 4 titres live captés à l'Hammersmith Odeon en Novembre 1981)… Et alors que le Farewell Tour n’était au départ qu’une concession temporaire et chimérique faite à Scott le temps qu’il se calme et revienne à la raison (jamais le bassiste irlandais n’avait réellement imaginé devoir mettre un terme à
Thin Lizzy qui était toute sa vie), son management lui met soudain la pression : les préventes de billets de la nouvelle tournée (à la base simplement annoncée comme support de promotion au nouvel album) sont nulles… L’annonce médiatique d’un Final Tour est, lui dit-on, le seul et unique moyen de sauver de la banqueroute l’entreprise
Thin Lizzy dont trente-deux familles dépendent. C’est le choc. Le monde s’écroule… Et
Chris O’ Donnell n’est plus là pour trouver une solution-miracle. Alors Phil, la mort dans l’âme, accepte le deal, pour de vrai cette fois. C’est dans Sounds que le monde apprend la fin programmée de
Thin Lizzy. Le public se réveille et réclame partout le mythique combo. La banque et le management sablent le champagne, Philip, lui, se pique dans les chiottes en chialant. On vient de lui voler sa vie. Il lui reste cependant un album à faire et quelques gigs à donner avant de l’enterrer.
C’est un jour d’Août 1982, alors qu’il s’arrête aux Lombard studios (Dublin) pour y saluer son pote
Chris Tsangarides (qu’il connaît depuis 1978) que Phil rencontre John Sykes. Le guitariste de Tygers of Pan Tang s’est déjà forgé une certaine réputation dans le milieu grâce au terrible “Spellbound” (1981). Ozzy, toujours sur les bons coups, lui a même demandé d’auditionner après le tragique décès de
Randy ! Sykes, alors âgé de 23 ans, est en train d’enregistrer un 45 tours sous la houlette de Tsangarides afin de se débarrasser d’un ancien contrat le liant à MCA. Phil s’entend si bien avec John ce jour-là qu’il finit par chanter et jouer de la basse sur le single (l’excellent “Please Don’t Leave Me”), puis rameuter dans la foulée Brian et Darren qui enregistrent la batterie et le clavier. La place vacante de Snowy est proposée à Sykes dans la foulée, transformant quasiment ce titre en single de
Thin Lizzy, ce qui n’aura aucun impact sur ses ventes : il fait un four à sa sortie. Il sera par contre réhabilité par la suite, notamment par Pretty Maids qui le reprend sur “Sin-Decade” (1992) et le joue à tous ses concerts depuis 25 ans !
Après les phases de composition, répétition et pré-production qui ont lieu à Dublin durant l’été, le nouveau line-up de
Thin Lizzy rentre à Londres pour y mettre en boîte “
Thunder and Lightning”. Le budget est serré alors que quelques mois auparavant, “
Renegade” et “The
Philip Lynott Album” avaient été enregistrés aux Bahamas ! Comme les choses changent vite…
Thin Lizzy s’installe fin 1982 aux Eel Pie Studios (propriétés de Pete Townsend) où Tsangarides utilise pour la première fois un 48 pistes. Le gang ne pourra cependant pas y finir l’album pour raisons budgétaires : les overdubs sont insérés un peu plus tard au Power Plant Studios. Les sessions se déroulent dans une ambiance de déprime et de mort. Scott, véritable zombie, tire la gueule à son frangin, le tenant pour responsable de cet emprisonnement consenti qui l’empêche de rentrer en cure et se débarrasser de ses addictions comme il le souhaiterait tant. Il n’enregistre d’ailleurs que peu de soli, déléguant au newkid John le soin d’impulser à ce dernier effort la fougue et l’énergie qui lui font désormais défaut. Phil n’est pas en meilleure forme. Rattrapé par les clopes, la coke et l’héroïne, la légende irlandaise tousse désormais de façon continue. Dans la cabine, un énorme crachoir est installé à côté du micro et on a chargé l’ingé-son de Tsangarides,
Chris Ludwinski, de le vider et de le nettoyer avant chaque prise. Glamour… Un médecin supervise les prises car Phil est poussé dans ses retranchements. Il traverse un cauchemar pour boucler le morceau éponyme : le débit vocal et l’agressivité qu’exige son tempo se transforment en épreuve dont Phil ne sort pas indemne. Les toxic twins en sont conscients : chaque jour, l’ombre de la Faucheuse s’allonge un peu plus au-dessus de leurs fines carcasses de drogués. Les morts en sursis assistent mutuellement à leur agonie en la gravant sur bande. Phil, qui était autrefois le dernier à quitter le studio, à tout superviser (il surveillait même l’accordage de Robertson !) rentre à la maison dès qu’il en a l’occasion et s’y fait envoyer les cassettes par coursier pour bosser ses lyrics avant de revenir. Tristesse…
Tristesse, émotion et violence, oui, sont les caractéristiques de ce “
Thunder and Lightning” qui nous est envoyé à la gueule comme le missile destructeur que lâcherait désespérément de son cockpit un pilote de chasseur sur le point de se crasher. La Mort rôde à tous les étages de ce testament à la ténébreuse beauté. Phil ne se cache plus : il raconte l’horrible pressentiment du jour J qui arrive à grands pas dans “This is the one” (Got a bad situation, I can feel it building up inside / I feel it through my soul /I hear it, I know it, I touch it, I feel it, I see it / Some day thy kingdom come, I can feel it in my bones / This is the one !) et les interrogations religieuses qui reviennent hanter le catholique irlandais à l’heure de quitter ce bas-monde dans “Holy War” (There are those that will go to heaven / There are those that will never win / No one knows what will happen). Il consacre la quasi-totalité de la B-side à faire son mea culpa à la gent féminine : l’époque du Valentino séducteur et fier de l’être est révolue (au moins sur le papier) ; arrivent les regrets d’avoir toujours cédé aux tentations (“Bad Habits”), la peur de se retrouver seul (Woman don't like it - hurting her this way / Someday she is going to hit back / Oh please, please, don't desert me) mais aussi la peine de ne pas avoir été compris (I tried to warn you baby / I tried to tell you I was down / You would not listen baby / You would not help me when I was down). Cette émotion qui transpire de l’opus est magnifiée par un groupe certes affaibli, mais qui donne tout ce qu’il a dans le bide pour la dernière fois. Et c’est… merveilleux. Extraordinaire même, puisque sur 9 titres, 6 sont des tueries immortelles à faire entrer au panthéon du Rock’N’Roll. (“Someday She Is Going To Hit Back”, ”Baby Please Don’t Go” et “Bad Habits”, quoique très bons, n’atteignent pas les sommets du reste de l’album).
Les pendules sont mises à l’heure dès l’opener, hostile à souhait, des fois que les jeunes loups de la NWOBHM aient oublié le nom du patron : jamais
Thin Lizzy n’avait enregistré un titre aussi violent ! “
Thunder and Lightning” propulse le groupe de Phil dans la modernité grâce (coup de génie de Tsangarides) à une production froide, glaciale même, résolument Heavy Metal, tranchant avec tout ce qu’avait pu sortir le gang auparavant. Les bijoux que sont “This Is The One” et “Holy War” ne démentent pas les hautes promesses de la piste d’ouverture puisqu’elles perpétuent la tradition des morceaux catchy et mélodiques des grandes heures du combo, en les actualisant à cette nouvelle décennie : en témoignent le beat so 80s de Brian ainsi que les soli virtuoses et les mélodies jouées en palm-muting du guitar-hero Sykes. Certains ont donné beaucoup de crédit à John pour ce coup de jeune, et loin de moi l’idée de le décrédibiliser : “
Cold Sweat” et ses harmoniques artificielles furent sans aucun doute la Bible de Zakk Wylde, et que dire de son tapping, transporté par ce son agressif dans une dimension autre que celle dans laquelle naviguait
Van Halen et
Randy ? Le gamin avait le talent, une vision, et mérite, contrairement à Snowy, tous les éloges. Mais n’oublions pas qu’à part ce furieux et clairvoyant “
Cold Sweat”, toutes les compositions étaient écrites avant son arrivée : “
Thunder and Lightning” est avant tout, encore et toujours, l’œuvre de Lynott, le magicien, le surhomme, l’alchimiste, qui, même en ayant touché le fond, transforme en or tout ce qu’il touche… C’est bien son chant, abimé et déchirant, qui donne cette incomparable profondeur, cette touche tragique à ces «Classic Lizzy» teintés de modernité et les transforment au final en chefs d’œuvre… Même si l’on notera bien entendu la montée en puissance de Darren qui participe à l’écriture de 4 titres sur 9, et pas des moindres, puisque trois d’entre eux font partie de mes chouchous (“This Is The One” - “
The Sun Goes Down” et “
Heart Attack”).
Et puisqu’on en viendra de toute façon aux larmes, parlons-en, de “Sun Goes Down” et d’“
Heart Attack”, ultimes diamants, noirs comme la Rose, laissés en cadeau par Phil pour expliquer son départ. À part peut-être le dernier titre enregistré par un
Freddie Mercury agonisant le 16 Mai 1991, j’ai nommé la grandiose et poignante "Mother
Love", jamais
Suicide-note ne fut et ne sera aussi sublime et émouvante qu“
Heart Attack”, placée comme un dernier clin d’œil en dernier titre du dernier album. Notre bien-aimé Phil nous y fait ses adieux : “I tried to tell you way back when we were young / I tried to warn you there was something wrong / Mama I'm dying / Oh papa I'm dying, dying”; adieux que l’on a pourtant vainement essayés de relativiser un peu plus tôt à l’écoute de la crépusculaire “Sun Goes Down”, titre à la beauté terrifiante qui voit le jour s’éteindre, transpercé par la guitare apocalyptique de Sykes, nous laissant méditer sur cette maxime ô combien poétique, sage et concise : “But when all is said and done /
The Sun Goes Down”. Impossible là encore de ne pas songer au morbide et flamboyant “Show Must Go On” de Freddie, enregistré dans les mêmes circonstances huit ans plus tard… “Certains ont franchi les tropiques et ont bâti des cathédrales” : on a les comparaisons qu’on mérite…
Le bras de la platine revient sur son socle : pour la toute dernière fois, la Rose noire se fane. Le printemps ne la verra pas renaître. Un goût amer nous reste en bouche, à mi-chemin entre la peine et le bonheur. Quelque chose comme l’Éternité…
“When the night has come, and the land is dark, and the moon is the only light we'll see… No, I won't be afraid… Just as long as you stand, stand by me.”
.Pour l'heure j'ai la gorge serré de ta putain de chronique Distiller la passion comme tu le fais est juste très beau et très touchant Grande sensibilité rime avec fragilité Ses textes étaient explicites sur son état d'être C'est un superbe hommage a quelques jours passés de ce 04 janvier 86.Si tu nous refais le même coup pour le 6 février cela promet arf !! .Merci pour ce travail d'une grande qualité
PS Reste une drôle de question : Que sont devenus sa femme , ses deux enfants ?
Vous devez être membre pour pouvoir ajouter un commentaire