Il est des groupes que l’on croirait oublié mais dont on rend un continuel hommage;
Joy Division est de ceux-ci. En presque 4 années d’existence, cette formation a eu un impact assez considérable sur la période rock qui succéda au punk. Avec
Joy Division (anciennement
Warsaw), on a bien affaire à du rock dont la structure simple (mais pas simpliste) et directe doit beaucoup au précédant genre contestataire, mais ce rock-là est comme un panorama de Manchester, ville industrielle sous la pluie battante… Noir, écho d’une génération qui après plusieurs décennies de créativité et d’excentricité viendrait à subir la descente que ressentirait un junkie après avoir eu sa dose, tel le début d’un long bad trip. Profonde et douloureuse, cette musique sent le tourment, l’angoisse, elle suinte la résignation et le dépit, le simple regret d’exister, d’être là et d’être le témoin et la victime de l’infernale et absurde vie humaine. Lorsque que sort
Unknown Pleasures, le groupe était plus connu pour la médiocrité de ses prestations. De plus,
Joy Division était un nom de scène flirtant avec un parfum de subversion et de provocation : tirée du livre "House of Dolls" de Yahel Deh-Nur, cette « division de la joie » était une métaphore cynique pour désigner les bordels (véridiques ou non ?) dans lesquels les SS violaient sans retenue de jeunes femmes juives prostituées de force. Mais cet album avait quelques atouts en poche pour conquérir un public ; autant vous le dire tout de suite certains titres plaisent dès la première écoute, le reste paraissant inégal, et cette impression pourrait vous saisir aussi à son écoute.
"
Disorder" se veut assez pétillant, avec un son ténu et similaire à ce que donnerait un
Depeche Mode ténébreux au synthétiseur (instrument que les membres ont toujours rejeté mais qui a pourtant été inclus par le producteur Martin Hannett), toujours vif et régulier. Elle partage ce côté animé mais hanté avec "Insight", bien que la tonalité instrumentale, la voix de Curtis et la thématique des paroles changent. "Day of the Lords" fait immédiatement machine arrière avec un tempo plus lent, une batterie et une basse calée avec une précision de métronome, et une guitare graveleuse. Cet ensemble lugubre est encensé par la voix mortuaire et rocailleuse d’Ian Curtis, ce qui donne un ton des plus sérieux à ce titre. "Candidate" est plus dépouillée, comme une sorte de carcasse sonnant creuse et soutenue uniquement par la batterie et le chant. "New Dawn Fades" résonne avec un son de guitare en plus clair, guidée par une basse qui se détache du coup de son simple rôle d’accompagnement pour aller vers un jeu de soliste. Avec le morceau "She’s
Lost Control", on a droit à quelque chose d’original et de particulier : à l’instar de "
Disorder", on retrouve une mélodie dépouillée et ambigüe, entre la douce folie et l’oppression paranoïaque. La batterie est ici bien faiblarde, on penserait avoir droit à un sample passé en boucle de boîte à rythmes. La voix de Curtis est assez linéaire, grave mais elle colle plutôt bien à la chanson, sans plus. La dynamique "Shadowplay" relance la vapeur et nous revoilà plongés de nouveau dans le vrai son
Joy Division, avec un ensemble plus cohérent et naviguant toujours en eaux troubles ; pas forcément évidemment de lire entre les lignes d’un songwriter tel Ian Curtis, exercice périlleux je le reconnais. Pour ce titre, on croirait presque à une version plus rock de "Day of the Lords" ! Déroutant.
Le sombre mais élégant "Wilderness" est nappé d’un riff simple, doté d’une ligne de basse à la sobriété effarante, animé par une batterie toujours discrète. La voix de Curtis apporte un brin de clarté lugubre, magnifie le morceau par un chant plus haut et posé. Interzone reprend le flambeau laissé par terre par "Shadowplay" : même disposition à jouer de façon dynamique, c’est à la fois théâtral et viscéral mais sans perdre sa charge émotionnelle. Enfin, le grand final de l’album, "I Remember
Nothing" débute par une intro proche d’un rock expérimental et planant (samples de bris de glace), avec une batterie au rythme de piston hydraulique, une basse minimaliste au possible et une guitare vigoureuse au moment du refrain. Là encore je précise la portée atmosphérique de la composition par les phases de silence assez omniprésentes, découpant le chant de Curtis en structures bien délimitées. Du côté des lives enregistrés à la Factory en 1980, on retrouve la fameuse et envoûtante "Dead Souls" (les covers de Trent Reznor ou de
Peter Murphy n’ont pas dû vous échapper). C’est pour moi LA chanson emblématique du groupe, avec sa longue montée en puissance de percus, le son disto et destroy des guitares, le chant presque faux et hurlé par Ian Curtis, néanmoins le groove est là et vous donne envie de vous balancer un bon coup !
Idem pour "The Only Mistake", où enfin Stephen Morris s’agite un bon coup derrière les fûts, de même que ses camarades qui apportent un ensemble noisy rock rapide ; pour une fois, l’instru prime sur le chant. "Atrocity Exhibition" est singulière tant son riff nous ferait par moment songer à une composition de
Blur, avec un son bien plus punk rock et un chant plus vindicatif et affirmé (lorsque Curtis répète « This the way, step inside » de façon brève et rageuse, on ferme les yeux et on entrevoit le phrasé-chanté de Jim Morrison). "Novelty" et "
Transmission" dévoilent des accents d’un rock plus classique, avec une prédominance du jeu de guitare de Bernard Sumner, un tempo accéléré et un abandon du synthétiseur. La simplicité des arrangements musicaux est toujours de mise, et reste la griffe du groupe de Manchester.
Voilà un album qui en définitive comporte certains bijoux musicaux de la période de transition 70-80, c’est sûrement le meilleur de l’éphémère carrière de
Joy Division (Curtis, souffrant de crises d’épilepsies terriblement violentes et handicapantes, se suicidera en 1980), bien que je trouve quelques titres un peu trop ternes par rapport à d’autres. Si vous trouvez mon analyse des titres assez directe et succincte, c’est normal : plancher sur un groupe qui a revisité le rock et le punk en enlevant le superflu, en gardant le minimum et l’efficace, ça force au respect et ça n’encourage pas à extrapoler de longues heures dessus. Cette musique n’est pas intellectuelle, elle se veut un retour vers l’instinctif, le primal, l’animalité humaine. Mais le plus brillant je pense, c’est qu’une telle comète musicale ait refaçonné de façon durable un esprit rock en perdition jusqu’aux années 80 et 90 (le grunge doit en définitive beaucoup à
Joy Division !). Un dernier conseil : après le boulot, prenez un café serré, un bon morceau de chocolat noir, détendez-vous dans le fauteuil et écoutez
Unknown Pleasures ; vous renouerez certainement avec le caractère minimaliste de votre existence…
Si vous êtes déjà un peu dépressif à tendance suicidaire, oubliez vite cet album ! Pour les autres, c'est plutôt le genre d'album à écouter les dimanches soirs de Novembre.
Merci pour la Kro l'ami !
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