Le remplacement de la guitare électrique par le saxophone chez
Morphine demeure l’un des paris les plus audacieux de la légende du rock, et leur troisième album, «
Yes », est particulièrement intéressant à ce titre.
D’abord, « Honey
White », au lieu de s’attacher à bouleverser tous les codes du genre, reste au contraire assez fidèle à l’esprit du vieux rock and roll, encore proche du rhythm and blues des années 1940 et 1950, en plus agressif. Cela signifie que le groupe a suffisamment confiance en sa propre identité sonore pour se concentrer sur l’originalité de son parti pris instrumental.
Comment qualifier, décrire cette identité ? Elle est à la fois simple, authentique, efficace, d’une cohérence exceptionnelle, dans la mesure où elle privilégie les notes graves à tous les niveaux, y compris celui du chant. Cette convergence parfaite souligne le rôle central de la basse, rôle assuré par le chanteur, auteur et compositeur Mark Sandman (1952-1999, décédé d’une crise cardiaque), dont les multiples talents vont de ses références universitaires et de sa riche expérience professionnelle hors du circuit musical jusqu’à ses groupes (il convient de citer Treat Her Right, entre punk et blues) en passant, donc, par son double rôle au sein de
Morphine.
Dans un autre style, Mark King de
Level 42 était lui aussi chanteur et bassiste, et il serait intéressant de se demander si l’influence directe ou indirecte du jazz, dans un cas comme dans l’autre, ne contribue pas à expliquer la réussite d’une synchronisation aussi difficile, dans la mesure où le jazz encouragerait justement une forme d’improvisation apte à se nourrir de la complexité de l’instant, du jeu, de la musique en mouvement.
La comparaison s’arrête là, car c’est avec sobriété que Mark Sandman officie en tant que bassiste. On peut dire que chez
Morphine, la basse est tellement importante qu’elle fait avantageusement l’économie d’une virtuosité poussée, qui éloignerait trop les chansons du rock et d’un ton quelque peu blasé, en phase avec l’époque, toujours adapté à la rigueur ambiante autant qu’à la dimension narrative ou suggestive du propos.
Le côté sombre, comme ailleurs en musique, passe à la fois par les notes graves et par une certaine monotonie, voire par un équilibre subtil entre monotonie et dissonance.
Ensuite, la déclinaison du rock au timbre réinventé, entre fidélité à la tradition, donc, et apports personnels, se nourrit aussi bien de la lenteur de « Scratch » que de la parole de « Radar », de l’épanouissement du saxophone de Dana Colley sur « Whisper » ou de l’alternance voix / instruments qui caractérise «
Yes ». Titre clé de l’opus, « All Your Way » est typiquement la chanson dont on attend le refrain dès le départ et à chaque détour, façon la plus brillante de passer le relais à la deuxième partie du disque, plus expérimentale cette fois-ci, partagée entre le bruit de « Super Sex », le blues abyssal d’ « I Had My Chance », le débit verbal de « The Jury », la course interrompue de « Sharks », les déchirures de « Free Love » et la conclusion folk de « Gone for
Good ».
Dernier album de leur période Rykodisc avant leur passage chez DreamWorks, «
Yes », à la fois original et abouti, se situe au cœur de leur histoire, un cœur brûlant.
D. H. T.
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